Des voix et des vies

Si tant est que ça l’ait été un jour, il n’est désormais plus possible de raconter l’histoire d’une personne de manière linéaire, ou comme on dit, du berceau à la tombe. Personne ne vit comme ça.

9782246815938-001-T

Ásta, de Jón Kalman Stefánsson, traduction d’Éric Boury, Paris, Grasset, 2018.

Ce que dit le narrateur de cette nouvelle œuvre de Jón Kalman Stefánsson, c’est ce que met en pratique l’écrivain, dans chacun de ses romans. Dans Ásta (nom du personnage féminin censément principal), on retrouve les biographies entrecroisées et bondissant d’une époque à l’autre qui nous avait séduits dans les précédents ouvrages. Il en résulte une lecture parfois complexe pour qui veut suivre précisément le fil des existences ; une lecture qui reflète le fonctionnement de la mémoire et des souvenirs : parfois, les choses se brouillent, le sens se perd, et ne restent que des moments, qui, assemblés, finissent par former le tableau d’une vie.

Roman polyphonique avant tout, Ásta donne à lire le récit chaotique d’un agonisant plus lucide que jamais, les lettres d’une femme (l’héroïne) à son amant parti, les pensées d’un narrateur écrivain islandais (Stefánsson s’amuse à provoquer chez le lecteur le désir bien connu d’identifier le personnage et son créateur). Les époques se chevauchent, et prouvent que rien ne change jamais vraiment dans le cœur et l’âme des hommes. Seules les circonstances évoluent, et elles sont si peu de chose, au fond.

Fidèle à lui-même, l’auteur accorde une place prépondérante aux femmes, transcende la médiocrité du réel pour atteindre la poésie, et peint avec une tendresse teintée de désespoir les errances que sont les existences humaines. Ce qui est nouveau, à mon sens, ce sont ces interventions de l’écrivain qui traitent du monde comme il va (assez mal), des problèmes cruciaux de nos sociétés qui courent à leur perte (écologie, capitalisme destructeur, précipitation généralisée…), du sort de la littérature aussi (« La littérature a-t-elle été repoussée dans ce périmètre, ferait-elle désormais partie du divertissement, de l’industrie ? Un écrivain islandais est un macareux moine »). Ironie, sensibilité sans sensiblerie, maîtrise des mots et de leur pouvoir évocatoire – par une sorte de mise en abîme, les personnages sont tous pareillement conscients de l’importance vitale des paroles et des écrits (c’est par exemple évident dans cette remarque : « Parfois, on a l’impression qu’on pourrait envoyer les gens dans la tombe rien qu’en parlant d’eux au passé »), affleurent dans ce roman plus puissamment ancré dans le corps et le sexe que les précédents, mais assez semblables à eux par sa capacité à embrasser le sort de l’humanité à travers les destins de quelques figures particulières.

Si « certains mots portent en eux un séjour en enfer », ceux de Stefánsson, toujours aussi magnifiquement traduits par Éric Boury, portent toute la (triste et belle) vérité de notre condition.

(Si vous aimez Jón Kalman Stefánsson, allez voir sur ce blog les autres critiques relatives à son œuvre traduite en français, ainsi que les entretiens qu’il m’a accordés par le passé.)

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