Huysmans, un écrivain critique d’art

De concert avec M. Cabanel, il [M. Bouguereau] a inventé la peinture gazeuse, la pièce soufflée. Ce n’est même plus de la porcelaine, c’est du léché flasque ; c’est je ne sais quoi, quelque chose comme de la chair molle de poulpe.

« Le Salon de 1879. III », Le Voltaire, 30 mai 1879

Huysmans

Joris-Karl Huysmans, de Degas à Grünewald, collectif, Musée d’Orsay – Gallimard – Musées de la Ville de Strasbourg, 2019

Le musée d’Orsay et les musées de la Ville de Strasbourg ont profité de la parution dans la prestigieuse bibliothèque de la Pléiade d’un volume d’œuvres de Joris-Karl Huysmans – hélas, ce ne sont pas les œuvres complètes, que mériterait pourtant cet auteur – pour proposer au public une exposition (deux en réalité, celle de Paris et celle de Strasbourg, qui lui succède, étant assez différentes) sur Huysmans critique d’art. Critique, il le fut en effet, activement et durablement, pourfendant les arts académiques et soutenus par l’État, défendant à l’inverse certains modernes, comme les impressionnistes ou Degas, et des électrons libres, tels Redon, qu’il contribua à faire connaître, Rops ou Moreau. Le catalogue très soigné paru à cette occasion (belle couverture reliée, papier soyeux, mise en page moderne) permet d’en apprendre plus sur les rapports que l’écrivain entretenait avec les artistes de son temps, ainsi que sur sa trajectoire, plus cohérente qu’on ne pourrait le croire de prime abord, qui le mena du réalisme aux Primitifs, à rebours de la chronologie mais en accord avec ses principes et sa propre évolution spirituelle et esthétique.

Les nombreuses reproductions des œuvres évoquées par Huysmans, en bien ou en mal (je confesse que ses critiques les plus virulentes ont ma faveur, car elles sont souvent très drôles), sont d’excellente qualité. Bravo en particulier pour celle du retable d’Issenheim de Matthias Grünewald, qui fascina tant l’écrivain lorsqu’il le vit, en 1903. Présentée sur une double page qui s’ouvre en deux volets, cette reproduction forme un polyptyque de papier, seul capable de rendre (un peu) justice à ce chef-d’œuvre absolu toujours en cours de restauration dans la chapelle du musée Unterlinden de Colmar.

Mille et un vampires à l’écran

Vampires

Vampires, catalogue collectif, Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2019

Max Schreck, Béla Lugosi, Christopher Lee, Klaus Kinski, Catherine Deneuve et David Bowie, Gary Oldman, Tom Cruise, Stephen Moyer et Alexander Skarsgård, Tom Hiddleston et Tilda Swinton… Voilà quelques noms d’acteurs qui ont incarné le vampire. Le sommet d’un iceberg cinématographique et télévisuel, car combien plus nombreux furent les non-morts assoiffés de sang depuis les débuts du 7e art jusqu’à nos jours ! Descendants de Dracula (1897) ou de Carmilla (1872), les héros éponymes des romans de Bram Stoker et Sheridan Le Fanu, produits plus récents de la bit-lit, monstrueux, séducteurs, obsédés, comiques même, les vampires ont mille facettes qui ont tour à tour été exploitées, avec plus ou moins de bonheur (les chefs-d’œuvre voisinent avec les navets, parfois tellement mauvais qu’ils en deviennent cultes).

Ce beau livre publié à l’occasion d’une exposition à la Cinémathèque regorge d’illustrations de bonne qualité, agencées selon une mise en page très réussie. Il réunit quelques entretiens avec des réalisateurs, comme Werner Herzog (Nosferatu, fantôme de la nuit, 1979) ou Olivier Assayas (Irma Vep, 1996), des essais plus ou moins passionnants sur les adaptations du mythe à l’écran (le petit et surtout le grand), et propose l’analyse succincte de quelques œuvres marquantes ou originales, parfois peu connues. Enfin, il offre aux cinéphiles mordus de vampirisme une filmographie très complète, de The Vampire de Robert G. Mignola (1913) à Morbius de Daniel Espinosa (2020) – le moins que l’on puisse dire est que la liste est longue, même si les auteurs du catalogue précisent qu’elle n’est pas exhaustive. Preuve s’il en fallait que l’intérêt pour cette figure fantastique ne faiblit pas.

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Bien sûr, tout n’est pas dit dans ces 256 pages, loin de là. Ce n’en est pas moins un ouvrage très intéressant, que découvrira avec plaisir l’amateur de cinéma ancien et moderne et l’adepte des crocs vampiriques.

The queen Bettie

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Bettie Page, reine des courbes, de Petra Mason, photographies de Bunny Yeager, Huginn & Muninn, 2014

Bettie Page (1923-2008) est incontestablement la plus célèbre pin-up des années 1950. Icône fétichiste autant que modèle de photos de charme, elle a posé pour des milliers de clichés au cours de sa relativement brève carrière (elle quitte les spots en 1957 et change radicalement de vie).

Après avoir sombré dans l’oubli pendant deux décennies, elle est remise en lumière dans les années 1980 par quelques admirateurs passionnés, et devient une source d’inspiration majeure pour des apprenties pin-up et des icônes contemporaines telle Dita von Teese.

Ce beau livre relié explore la collaboration fructueuse entre la jolie brunette et la toute jeune Bunny Yeager, elle-même ex-pin-up devenue photographe. Au cours de l’année 1954, en Floride où Bettie va passer sept mois, les deux femmes vont nouer une relation professionnelle qui débouche sur certains des plus beaux clichés de Bettie. Photos glamours, nus sans aucun caractère pornographique, scènes pleines d’humour et d’énergie se déclinent au fil des pages, souvent en noir et blanc, parfois dans de belles versions peintes à la main. Partout, la vitalité et la joie du modèle jaillissent des images. La beauté parfaite du corps et du visage de Bettie est magnifiée par l’art de Bunny Yeager.

La reproduction des illustrations est de bonne qualité, mais le texte, dans sa traduction française, n’a de toute évidence pas bénéficié d’un travail éditorial soigné. Les coquilles et erreurs sont nombreuses, ce qui est vraiment fâcheux. Je conseille donc aux amateurs de Bettie Page d’acheter le livre dans sa version anglaise, pour que le bonheur des yeux ne soit pas amoindri par ces imperfections textuelles très énervantes.

Si vous aimez Bettie Page, je recommande vivement le film de 2005 réalisé par Mary Harron, avec la ravissante Gretchen Mol dans le rôle-titre : The Notorious Bettie Page.

L’envoûtant Fernand Khnopff

Le musée du Petit Palais présente une fois de plus une exposition ambitieuse et originale au public, en le conviant cet hiver à la rencontre de l’artiste belge Fernand Khnopff (1858-1921). Dans une scénographie plaisante et aérée, où règne le bleu roi, le parcours de visite offre un panorama complet de l’œuvre peint de ce maître du symbolisme. On découvre aussi bien son travail pour sa maison-atelier, le Castel du rêve, ce « temple du Moi » où se révélait la personnalité de l’artiste, que ses portraits, en particulier de sa sœur Marguerite, modèle obsédant, ses paysages mélancoliques et d’autres peintures plus mystérieuses, oniriques, chargées de mille et un symboles parfois obscurs.

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I Lock My Door upon Myself
1891, huile sur toile, 72 x 140 cm, Munich, Neue
Pinakothek. © Photo BPK, Berlin, Dist.
RMN-Grand Palais images BStGS

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Acrasia. The Faerie Queen
1892, huile sur toile, Musées Royaux des
Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles. © Photo J. Geleyns / Art Photographie

En voyant ces œuvres, aussi diverses que Le Masque au rideau noir (1892), les études pour Memories (1889), les retouches sur photographies (Khnopff s’intéressait beaucoup à ce médium) ou encore telle vision d’une ville abandonnée ou d’une campagne fantomatique, on observe toujours la même étrangeté diffuse, et le goût de l’intériorité, de l’introspection, associée logiquement à la solitude. On n’est pas étonné d’apprendre que l’artiste fréquentait ses compatriotes James Ensor (avec qui il se brouille cependant), Émile Verhaeren et Georges Rodenbach, admirait Flaubert (il peint en 1883 D’après Flaubert. La Tentation de saint Antoine) et Baudelaire – l’exposition insiste sur l’importance des correspondances chantées par le poète dans l’art de Khnopff –, Moreau, sans oublier les préraphaélites, Rossetti et Burne-Jones en tête. Son attirance pour Mallarmé et les œuvres ésotériques du Sâr Peladan, fondateur de l’ordre de la Rose + Croix, ne surprend pas davantage. Fernand Khnopff semble condenser dans ses productions l’esprit de l’art fin de siècle, poétique, bizarre et fascinant. On retrouve dans ses peintures des thèmes chers aux écrivains de son temps : ses « masques » insondables et vaguement inquiétants rappellent Lorrain (Histoires de masques), ses vues d’une Bruges spectrale évoquent Rodenbach (Bruges-la-Morte), et ses peintures d’une sorte d’idéal féminin peuvent convoquer l’image de la femme fatale (pensons à la lumineuse Acrasia, en 1892, figure féerique et incarnation de la débauche). Cependant, toujours, chez lui, le sens se dérobe : prenez, par exemple, le célèbre L’Art ou Des caresses (1896), ou encore Une aile bleue (1894), où l’on retrouve la figure récurrente d’Hypnos, le dieu du sommeil (Khnopff avait été frappé par le buste d’Hypnos du British Museum ; il l’avait déjà peint en 1891 à l’arrière-plan de I Lock My Door upon Myself). Khnopff n’explique rien, il livre à nos sens et notre esprit des créations sans en donner les clés d’interprétation.

 

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Souvenir de Flandre. Un canal
1904, craie et pastel sur papier.
© Collection The Hearn Family Trust, New York

Cette belle exposition qui rassemble environ 150 œuvres issues de musées européens et de collections particulières, dont certaines magnifiées par leur cadre d’époque, objet d’art en soi, transporte ainsi le visiteur dans une symphonie de couleurs, de formes, de rêves aussi, et permet de lever le voile sur l’énigme Khnopff, sans jamais la percer à jour – le contraire n’eût-il pas été une trahison de l’esprit du maître ?

Fernand Khnopff (1858-1921), le maître de l’énigme, jusqu’au 17 mars 2019, Petit Palais, avenue Winston-Churchill, 75008 Paris. Informations ICI.

Une sublime célébration du symbolisme

Dans le cadre enchanteur de la propriété Caillebotte, tout récemment rénovée, à Yerres (Essonne), se tient jusqu’au 29 juillet une exposition exceptionnelle par son sujet et la qualité des œuvres présentées. Son titre, « La Porte des rêves », est emprunté à un recueil de l’écrivain Marcel Schwob, dont une édition illustrée de 1899 est d’ailleurs exposée au début du parcours de visite (cliquez ICI pour voir cette édition sur le site de Gallica). Ce qu’elle propose : une découverte de l’art symboliste des années 1890-1910 (avec quelques œuvres plus tardives). Toutes les pièces réunies sont issues d’une collection privée qui ferait blêmir d’envie bien des musées : je pense n’avoir jamais vu un ensemble symboliste de cette qualité, y compris en Belgique, où le musée Fin-de-siècle, par exemple, m’avait déçue.

Une exposition exigeante et originale

Alexandre Seon, Desespoir

Alexandre Séon, Le Désespoir de la chimère, 1890. Collection particulière, droits réservés. Cliché Thomas Hennocque.

Le titre de l’exposition s’accompagne du sous-titre « Un regard symboliste ». Ce regard, c’est celui des artistes, bien sûr, qui explorent, chacun à sa manière, les dessous de l’âme et de l’univers ;  mais c’est aussi celui de la collectionneuse, qui souhaite demeurer anonyme, et du commissaire d’exposition, Jérôme Merceron. Ils ont sélectionné les œuvres d’une manière nécessairement subjective, mais très intelligente. L’ensemble constitue un panorama complet et séduisant de l’art symboliste et renoue avec l’esprit qui animait les salons de la Rose+Croix de Joséphin Péladan.

Un des grands intérêts de l’exposition est qu’une partie des peintures, sculptures, lithographies, cires, pastels, émaux, réunis ici sont inédits. Le superbe plâtre original du Cantique d’Amour, de Victor Rousseau, est ainsi montré pour la première fois depuis sa création en 1896. D’autres pièces ne sont connues que de quelques spécialistes, ou pour avoir été prêtées dans le cadre de quelques expositions. Pour le grand public, ce sera donc une véritable découverte. Les grands noms du symbolisme sont là, aux côtés d’autres, moins fameux mais tout aussi importants pour saisir l’essence et les facettes de l’esprit symboliste — rappelons qu’il n’y a pas à proprement parler d’école ou de mouvement symboliste. Parmi la cinquantaine d’artistes rassemblés, tous plutôt jeunes au moment où ils créent ces œuvres, citons Alphonse Osbert, Ary Renan, Charles-Marie Dulac, Armand Point, Carlos Schwabe, Edgar Maxence, Lucien Lévy-Dhurmer, Fernand Khnopff, René Ménard, Boleslas Biegas, George Minne ou encore Camille Claudel.

Mossa, La Lune

Gustav-Adolf Mossa, La Lune, vers 1912. Collection particulière, droits réservés. Cliché Thomas Hennocque.

Autre point fort de l’exposition : les œuvres sont souvent présentées dans leur cadre d’origine ou dans un cadre d’époque parfaitement adapté. La collectionneuse y est attachée, et ce n’est pas vain : il est évident que l’œuvre et son cadre forment un tout, l’un rehaussant l’autre, poursuivant l’autre, même. C’est le perfectionnisme symboliste qui se joue là. Tantôt on verra un cadre renaissant (on sait l’attachement des symbolistes aux primitifs italiens), tantôt un cadre évoquant l’Art nouveau, comme celui de l’onirique Pensée (vers 1898) d’Alexandre Séon. Une œuvre délicate comme La Lune (vers 1912) de Gustav-Adolf Mossa est pareillement magnifiée par son cadre d’ivoire et de velours. Pour l’anecdote, ce petit bijou appartenait au poète Maurice Maeterlinck, à qui « l’Imagier Mossa » (c’est ainsi qu’il se présente dans la dédicace) l’avait dédié. Encore un rappel des liens unissant les arts et les artistes symbolistes.

Le parcours de visite

Accueilli par la mélancolique figure féminine du Printemps (1911-1913) de Romaine Brooks, qui résume à elle seule la quête symboliste d’une fusion subtile de l’âme et de la nature, de la poésie et de la peinture, le visiteur est ensuite invité à découvrir, au fil des salles, des thèmes forts du symbolisme. Ce choix rend l’exposition particulièrement accessible aux non-spécialistes.

Ils [les symbolistes] ont cru qu’il existait à toute émotion, à toute pensée humaine, un équivalent plastique, décoratif, une beauté correspondante.
(Maurice Denis, 1895)

Armand Point, Princesse à la licorne

Armand Point, Princesse à la licorne, vers 1896. Collection particulière, droits réservés. Cliché Thomas Hennocque.

Le premier thème est celui des contes et légendes issus de l’Antiquité, du Moyen Âge et de la Renaissance. Le goût pour les primitifs italiens apparaît dans la manière de peindre, les applications d’or, les motifs, et même, parfois, le choix du cadre. Ainsi chez Armand Point, auteur d’un émail intitulé Princesse à la licorne (vers 1896), ou Edgar Maxence, dont le tableau Les Fleurs du lac (vers 1900), peint sur bois, figure un cortège mystérieux sur fond paysager où le ciel et l’eau sont d’or.

Autre thème chéri des symbolistes, les mythes et apparitions, qu’avait magnifiés Gustave Moreau, un maître très admiré des jeunes symbolistes ; son influence est particulièrement flagrante chez Ary Renan, George Desvallières, Alexandre Séon ou encore Pierre-Amédée Marcel-Beronneau, auteur d’une spectrale et flamboyante Méduse (vers 1906). La sculpture répond aux peintures et explore les mêmes sujets, comme l’illustre le Persée (1905) en bronze de Camille Claudel.

Pierre Amédé Marcel Beronneau - La Méduse

Pierre-Amédée Marcel-Beronneau, La Méduse, vers 1906. Collection particulière, droits réservés. Cliché Thomas Hennocque.

La place des femmes et des muses est évoquée dans la section suivante, dévolue aux « égéries symbolistes ». La femme est un sujet majeur du symbolisme (mais les artistes femmes, en revanche, étaient rares, et Joséphin Péladan refusait de les exposer au salon de la Rose+Croix !) : femme rêvée, femme légendaire, femme de la littérature ou du fantasme, érotique ou virginale, la femme est ici plus qu’une simple humaine. Chez Fernand Khnopff, la femme est fatale et hante les recoins obscurs de l’âme. Dans les pastels de Lévy-Dhurmer, la femme est tour à tour érotique, insaisissable, ou hypnotique et dangereuse, telle son Hélène de Troie (vers 1898-1899), inédite. Elle est aussi icône religieuse, comme avec le portrait de l’actrice Marguerite Moreno (épouse de Carlos Schwabe) dans le rôle du Voile de Rodenbach (1896), que l’on voit dans une autre salle de l’exposition.

Lucien Lévy-Dhurmer - Hélène de Troie

Lucien Lévy-Dhurmer, Hélène de Troie, vers 1898-1899. Collection particulière, droits réservés. Cliché Thomas Hennocque.

Quittant pour un temps ces représentations humaines, le visiteur est ensuite convié à s’immerger dans le paysage idéal. Après Moreau, c’est Puvis de Chavannes dont l’esprit souffle sur les jeunes artistes, tel Alphonse Osbert, auteur de scènes oniriques et sereines, comme Le Mystère de la nuit (1897). Chez les symbolistes, le paysage est rêvé, il est une projection mentale et montre non pas ce qui est observé, mais ce qui est caché, invisible au regard du vulgaire.

Par un glissement assez naturel est ensuite évoquée « La vie silencieuse », avec, notamment, de splendides représentations de Bruges par Henri Le Sidaner, cette « Bruges-la-Morte » célébrée par Rodenbach dans un roman devenu incontournable. Ce sont aussi les visions crépusculaires, les scènes méditatives, empreintes d’une tristesse diffuse et d’une grande solitude, même dans le cas des belles baigneuses d’Émile-René Ménard, qui suggèrent une forme de panthéisme. Et puis, il y a là un magnifique petit bronze de Camille Claudel, La Profonde Pensée (1905), qui dégage une grande douceur mélancolique.

Emile-René Ménard, Baigneuse

Émile-René Ménard, Baigneuse, vers 1900. Collection particulière, droits réservés. Cliché Thomas Hennocque.

Le visiteur, tout imbibé de spiritualité, pénètre ensuite le domaine du « paysage mystique », où la nature devient l’expression du divin, son incarnation, si l’on peut dire. Un bel ensemble de peintures et de lithographies de Charles-Marie Dulac est exposé, accompagné de quelques sculptures de George Minne.

Emile Fabry - Les Parques

Émile Fabry, Les Parques, 1894. Collection particulière, droits réservés. Cliché Thomas Hennocque.

Puis c’est la rupture, avec la merveilleuse salle consacrée au symbolisme noir et fantastique. Ici éclate la préoccupation constante des symbolistes pour le cauchemar, l’imaginaire dans sa face la plus sombre, les jaillissements mystérieux de l’inconscient — on pense aux rêves du personnage principal du roman En rade, de Huysmans. Les Parques (1894) transposées dans un univers catholique d’Émile Fabry, les masques grotesques de Jean-Joseph Carriès, les figures fantastiques d’Odilon Redon illustrant Les Fleurs du Mal de Baudelaire, les sublimes lithographies de Schwabe pour les Paroles d’un croyant de Félicité de Lamennais (1906-1908), ou encore l’inquiétante Femme au chapeau noir (1898-1900) de Georges de Feure, avec son cadre d’origine, captivent le visiteur.

Poursuivant ce voyage dans les profondeurs de l’âme, on suit enfin Dante et Virgile dans une descente aux enfers illustrée par de puissants pastels d’Henry de Groux (1898-1900), emplis d’angoisse, avant de se trouver face à l’un des chefs-d’œuvre de cette exposition : le Chopin (1902) du polonais Boleslas Biegas, bronze d’une force expressive extrême et d’une finesse de sculpture ahurissante. L’image que j’en donne ne rend pas justice à cette œuvre magnétique qu’il faut contempler dans sa matérialité, son épaisseur, sa présence, en un mot. S’exprime là le caractère infernal et presque dément de la création, énergie qui tourmente l’artiste, le possède, en quelque sorte.

Boleslas Biegas Chopin

Boleslas Biegas, Chopin, 1902. Collection particulière, droits réservés. Cliché Thomas Hennocque.

Schwabe, Ideal

Carlos Schwabe, Les Noces du poète et de la muse ou l’Idéal, 1902. Collection particulière, droits réservés. Cliché Thomas Hennocque.

Là, l’exposition s’interrompt pour un temps (ce qui, finalement, est une bonne chose vu le choc esthétique de cette salle infernale…). On doit en effet quitter le bâtiment de la Ferme ornée pour gagner, à travers le parc refleuri en blanc tout exprès pour l’exposition, la charmante Orangerie, baignée de lumière et par conséquent parfaitement adaptée à l’ultime section de la visite, intitulée « Vers l’idéal ». Des tréfonds noirs de la psyché symboliste, on gagne ici les cimes poétiques, le feu solaire, l’amour et le paradis d’Adam et Ève. Cet idéal qu’ont recherché avec passion et désespoir les artistes symbolistes, tant en littérature qu’en art plastique, est notamment mis en image dans le monumental Les Noces du poète et de la muse ou l’Idéal (1913) de Carlos Schwabe, qui rappelle un peu Blake (en particulier dans sa version préparatoire de 1902, exposée dans la salle du paysage mystique). Par-delà l’élan et l’élévation sourd cependant l’inquiétude permanente face à une quête qui semble nécessairement vouée à l’échec. Mais si l’obtention de l’idéal échappe toujours à la main tendue de l’artiste, sa recherche tout intérieure le grandit, le nourrit. Peut-être est-ce ce que figure la Sagesse (1903) de marbre de Boleslas Biegas, concrétisation terrible et absolue de l’invitation symboliste à la contemplation intérieure, solitaire, muette et infinie.

 

 

Un musée, des dons, une exposition

Le musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (le mahJ pour les intimes et selon la charte typographique du musée) fête en 2018 ses vingt ans. Pour l’occasion, deux grandes expositions temporaires sont programmées : le photographe et cinéaste Helmar Lerski sera à l’honneur à compter du 11 avril, puis, à l’automne, c’est Sigmund Freud qui sera accueilli dans l’hôtel de Saint-Aignan, à travers une exposition dont Jean Clair sera le commissaire. Le musée offre en outre tout au long de l’année une myriade d’activités, conférences, projections de films et manifestations en tous genres, pour tous les publics. Impossible de n’y pas trouver son bonheur ! Notons aussi que l’œuvre de mémoire créée par Christian Boltanski pour le musée, Les Habitants de l’hôtel de Saint-Aignan en 1939, œuvre dont le matériau même, le papier, est voué à la dégradation et par conséquent à des restaurations successives propres à réactiver le souvenir des personnes dont elle est le monumentum fragile, a été restaurée et est désormais accessible au public, dans la petite cour intérieure.

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Dans cette œuvre de Christian Boltanski donnée au musée en 1998 figurent les noms et professions des habitants de l’hôtel de Saint-Aignan à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Loin d’être le somptueux édifice qu’il est aujourd’hui, le bâtiment était alors divisé en logis pauvres et petites boutiques essentiellement liées à la confection. La superposition des affiches, consécutive à la restauration, permet de montrer «l’épaisseur du temps». © mahJ, cliché I. Filleul de Brohy © Adagp, Paris, 2018

Comme Christian Boltanski, bien des personnes et institutions ont contribué, par leur générosité, à enrichir les collections du musée au cours des vingt dernières années. Le mahJ leur rend hommage à travers une belle exposition qui s’inscrit à l’intérieur du parcours des collections permanentes. Une excellente occasion de les (re)découvrir.

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La salle des stèles, où se trouvent des témoins du judaïsme de l’Antiquité et du Moyen Âge. © mahJ, cliché Sylvain Sonnet

À l’origine (1998 donc), les collections du musée consistaient essentiellement en deux fonds déposés par le musée de Cluny – musée national du Moyen Âge : les fonds Louis Hachette et Isaac Strauss, auxquels s’ajouta ultérieurement le fonds du musée d’Art juif de Paris, qui avait été créé par des survivants de la Shoah en 1948. Mais aujourd’hui, plus d’un quart des collections est constitué de pièces données ou léguées au cours des deux dernières décennies. Six cents donateurs, dont les noms sont affichés au début du parcours de visite, les plus célèbres côtoyant les plus humbles, ont contribué à cet accroissement spectaculaire du fonds. Grâce à eux, ce musée du judaïsme est l’un des plus complets au monde. On y découvre la culture, l’histoire et les traditions juives de France, d’Europe et de la Méditerranée, de l’Antiquité à nos jours — même si la période contemporaine est encore peu présente, en raison du manque de place notamment, mais un projet de réaménagement du parcours des collections est à l’étude.

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Hiddoushei ha-Torah (Commentaires nouveaux sur la Torah) du rabbin catalan Nahmanide, édition imprimée à Lisbonne en 1489. Cet ouvrage est le premier livre hébraïque imprimé au Portugal, quelques années seulement avant l’expulsion des juifs du pays. (Legs Inna et Élie Nahmias.)  © mahJ, cliché Christophe Fouin

La mise en relief d’une centaine de donateurs (vous imaginez bien qu’il était impossible de présenter en détail les six cents !) se fait par un marquage original des œuvres. L’objet mis en lumière est décrit en même temps que la personnalité du donateur, ses motivations, son parcours sont évoqués. Parmi ces pièces données, on trouve de véritables trésors, tels que l’exemplaire imprimé de 1489 des Hiddoushei ha-Torah (Commentaires nouveaux sur la Torah) de Nahmanide, légué par Inna et Élie Nahmias, les Funérailles juives (vers 1720) d’Alessandro Magnasco, peinture acquise grâce à un donateur ayant souhaité rester anonyme, ou encore les archives de l’affaire Dreyfus, données par la famille du capitaine. Mais on trouve aussi des objets plus humbles témoignant de la vie quotidienne des familles juives, reflétant une existence particulière, et découpant dans la grande histoire une fenêtre intime. Photographies, portraits, vêtements traditionnels ou d’apparat, objets rituels ou même une cabane rituelle (soukkah) du XIXe siècle (acquise avec le soutien financier de Claire Maratier) en sont des exemples.

5. Poupée

Poupée Pourim de Michel Nedjar (2004), faite de chutes de tissus et d’objets divers récupérés et rafistolés, à la manière des textes bibliques, souvent cousus, si l’on peut dire, à partir de sources diverses (témoignages oraux, légendes, faits historiques, enseignement des maîtres, etc.).

Au fil du parcours, le visiteur perçoit mieux la place des populations juives dans l’histoire française et européenne, et les échanges culturels qui ont pu se produire. Certes, le non-spécialiste reste parfois un peu sur sa faim concernant la compréhension des rites, fêtes, objets propres au judaïsme ; mais il peut tout de même apprendre bien des choses, avec plaisir, en passant du sacré au profane, du public au privé, de l’archéologie à l’art actuel. Dans le foyer de l’auditorium sont réunies de nombreuses œuvres d’art contemporaines n’ayant pas leur place habituellement dans les collections permanentes. Elles invitent à s’interroger sur l’idée d’un art juif, par delà la religion, et sur ses rapports au monde, à l’histoire, à la société. Citons notamment les intrigantes poupées de chiffon de Michel Nedjar, intitulées Poupées Pourim (Pourim est une fête joyeuse, carnavalesque, commémorant les événements relatés dans le livre d’Esther).En ces temps de montée de l’antisémitisme, connaître et comprendre le judaïsme et son implantation séculaire dans la société, la culture et l’histoire de la France et de l’Europe est plus que jamais une nécessité. Voilà l’occasion rêvée de le faire de manière plaisante.

 

 

 

 

Les pastels du Petit Palais

Les expositions consacrées aux peintres de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle sont nombreuses en France, les artistes impressionnistes et symbolistes jouissant d’une réelle notoriété. Mais l’on voit alors surtout des peintures (à l’huile, à l’aquarelle), ainsi que des dessins, gravures, etc. Ce que choisit de présenter cet automne le musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, sous la houlette de la commissaire d’exposition Gaëlle Rio, c’est une autre technique, moins connue peut-être : le pastel.

Art délicat, fragile (les œuvres sont sensibles à la lumière et aux vibrations), le pastel est souvent associé au XVIIIe siècle, avec raison d’ailleurs. Le parcours d’exposition commence donc fort logiquement par un rappel de l’héritage de ce siècle, que ce soit dans l’art des portraits, des paysages ou des décors religieux. S’il se trouve des études préparatoires réalisées au pastel, il y a aussi d’emblée sur les cimaises quelques pièces abouties qui prouvent que ce médium peut rivaliser avec la peinture. Le soutien de grands critiques d’art et la création de la Société des pastellistes français, en 1885, attesteront le regain d’intérêt et le renouvellement de la technique dans la seconde moitié du siècle. Toute la suite de la visite en est la lumineuse démonstration.

La moisson. Les lieuses de gerbes.

Léon Lhermitte, La Moisson. Les lieuses de gerbes, pastel, 1897. © Petit Palais / Roger-Viollet

Vient d’abord un espace présentant le pastel naturaliste. Ici, on voit que les artistes ont notamment renoué avec cette technique pour tenter de traduire sur le papier les variations atmosphériques et de saisir sur le vif le réel, qu’il soit observé dans la nature ou dans les villes modernes. C’est ainsi qu’à côté des pastels de paysagistes tels Iwill ou Alexandre Nozal, dont on admire le très onirique Nocturne. Le lac Léman – Souvenir de Villeneuve (1895), on verra des travaux des champs, rappelant Millet, mais aussi les ravissantes et étranges danseuses de Fernand Pelez (1905) ou la Sortie des midinettes de Théophile-Alexandre Steinlen (avant 1907).

Le troisième espace, dévolu aux impressionnistes, est dans la continuité du précédent, et on comprend immédiatement pourquoi les artistes se sont attachés à ce médium : il permet de capturer instantanément  un effet de lumière, un miroitement, une ombre, la spontanéité d’un mouvement aussi. Berthe Morisot, Paul Guillaumin, Degas, Renoir, Gauguin, tous sont présents. Certes, pour beaucoup, le pastel est avant tout une technique utilisée pour la préparation de l’œuvre à venir ; il n’en reste pas moins qu’on voit de très belles choses, comme le Portrait de Moïse Dreyfus par Mary Cassatt (1879), où l’âme du modèle transparaît dans l’expression rieuse du regard, ou encore le double portrait du sculpteur Jean-Paul Aubé et de son fils réalisé par Gauguin, où s’affirme l’art des couleurs de cet artiste.

LE SCULPTEUR AUBE ET SON FILS EMILE

Paul Gauguin, Le Sculpteur Aubé et son fils Émile, pastel, 1882. © Petit Palais / Roger-Viollet

De cet univers de la nature, de la famille et de l’intime caractéristique des pastels impressionnistes, on passe au pastel mondain. Le portrait, prisé de l’élite aristocratique et bourgeoise et source de revenus pour les artistes, ne se fait pas qu’à la peinture sous le Second Empire et la Troisième République : on demande aussi des pastels, raffinés, élégants, et dont la précision et la virtuosité confondent le spectateur. James Tissot, Jacques-Émile Blanche, Charles Léandre, Albert Besnard, René Gilbert (dont on voit un magnifique et flamboyant Portrait de femme à l’aigrette, datée de 1909), Eugène Vidal et d’autres rivalisent, et à leurs côtés, quelques femmes, telle Claude Marlef — le pastel était plus accessible que la peinture en cette époque où l’égalité des sexes, y compris en matière artistique, n’était pas de mise. Sur tous ces portraits, la somptuosité des tissus n’a d’égal que le velouté et la luminosité des carnations, féminines surtout. Cette perfection du rendu des chairs opalescentes est illustrée notamment par Antonio de La Gandara et Victor Prouvé, pourvoyeurs de beautés gracieuses et abandonnées, par Alfred Roll, qui en donne le pendant hystérique (Démoniaque, 1904 environ), ou encore par Pierre Carrier-Belleuse, qui signe le très sensuel Sur le sable de la dune (1896), dont on peine à détacher son regard.

SUR LE SABLE DE LA DUNE

Pierre Carrier-Belleuse, Sur le sable de la dune, pastel, 1896. © Petit Palais / Roger-Viollet

LUCIEN LEVY-DHURMER - FEU D'ARTIFICE

Lucien Lévy-Dhurmer, Feu d’artifice à Venise, pastel, non daté (premier quart du XXe siècle). © Petit Palais / Roger-Viollet

Pour finir en apothéose, le cinquième espace propose un pot-pourri de pastels symbolistes. Comment les artistes de ce courant auraient-ils pu résister aux possibilités chromatiques du pastel, aux effets vaporeux, évanescents qu’il autorise ? Ce médium permet de donner forme et surtout couleurs aux visions intérieures, plus ou moins fantastiques, plus ou moins fantasmées. Outre les symphonies colorées de Redon (La Naissance de Vénus, 1912, ou Vieil ange, 1892-1895), qui sont mises en valeur comme de juste, on trouve d’étranges scènes antiques chez Ker-Xavier Roussel, une étude rêveuse chez Alphonse Osbert (La Chute des feuilles, 1905), tandis que Lucien Lévy-Dhurmer (ah ! un maître absolu) nous transporte dans la féerie d’une Venise nocturne (Feu d’artifice à Venise, vers 1906) ou livre un Beethoven rougeoyant presque surnaturel (vers 1906). De Charles Léandre enfin, on remarquera tout particulièrement le très imposant et quasi sacré Sur champ d’or (1897), choisi avec flair pour servir d’affiche à l’exposition.

Au terme de la visite, vous aurez contemplé plus de 120 pastels (issus du fonds du Petit Palais), dont un grand nombre n’avaient jamais été exposés ; rencontré des dizaines d’artistes, plus ou moins célèbres ; traversé tout un pan de l’histoire de l’art française, jusqu’à nos jours, puisque trois œuvres contemporaines d’Irving Petlin sont exposées. Merci le Petit Palais !

21167765_10155270263506943_5207042861640753218_oPour plus d’informations concernant l’exposition et les horaires, tarifs, etc., c’est ICI.

Au paradis de la beauté photographique

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Bettina Rheims, Autoportrait de Valeria Golino par moi-même, Los Angeles, avril 1991. (c) Bettina Rheims

Tout le monde connaît Bettina Rheims, ou plutôt ses clichés. Ils inondent depuis tant d’années les magazines, sont publiés dans un tel nombre de livres, font l’objet d’expositions partout dans le monde… Mais connaît-on vraiment toutes les facettes de son art ?
La Maison européenne de la Photographie, agréablement située en plein Marais (mon quartier fétiche), accueille cet hiver 180 tirages grand format destinés à témoigner avec éclat de plus de 35 ans de carrière. Autant vous le dire tout de suite : c’est sublime.

Au fil des espaces et des étages, on aborde tous les aspects majeurs de l’œuvre photographique de Bettina Rheims. Le parti pris est le suivant : pas d’ordre chronologique, pas de stricte répartition thématique. Il s’agit plutôt d’entrer dans l’univers de l’artiste en explorant ses obsessions, ses quêtes récurrentes, à travers le rapprochement de photographies plus ou moins célèbres, récentes ou anciennes, réalisées seules ou en collaboration, par goût ou en réponse à une commande.

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Bettina Rheims, Breakfast with Monica Bellucci, Paris, novembre 1995. (c) Bettina Rheims

Ce qui s’impose d’abord, c’est le travail constant autour de la femme : portraits de stars, telles Monica Bellucci, Madonna ou Shirley Manson, ou d’inconnues, comme ces détenues qui font l’objet de la dernière série en date de la photographe, en 2014, et mises en scène du corps, comme dans la série Just Like a Woman (2008), tentent de percer le mystère de la féminité. La sublime série Pourquoi m’as-tu abandonnée ? (1994-2002), qui comporte entre autres l’un de mes clichés favoris, Sibyl Buck la joue écrasée sur un lit, en est un exemple parmi d’autres. Les photographies éminemment esthétiques des Héroïnes (2005), d’une beauté froide et presque inquiétante, en sont un autre (Tilda Swinton, Dita von Teese, Milla Jovovich, etc., y brillent de l’éclat froid de statues).

Outre la féminité, le questionnement sur le genre, l’identité sexuelle est également permanent. De la visionnaire série Modern Lovers (1989-1990) à la plus récente Gender Studies (2011) en passant par les clichés de la série Espionnes (1992) ou de Kim Harlow, décédée en 1993 du sida, on admire ces corps et visages qui ne sont ni masculins ni féminins, ou plutôt qui sont l’un et l’autre. L’androgynie troublante se révèle sous l’objectif avec une subtilité remarquable, et invite à dépasser la simple apparence, à se perdre avec délectation dans l’incertitude et l’abolition des frontières, des normes, quelles qu’elles soient.

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Bettina Rheims, Marthe en guêpière, Paris, février 1987. (c) Bettina Rheims

Troisième centre d’intérêt pérenne chez l’artiste : l’érotisme et ses variantes, voyeurisme, fétichisme, pornographie même. Des premiers clichés, en noir et blanc, qui la firent connaître à l’aube des années 1980, au fabuleux concept développé dans la série Rose, c’est Paris (2009), sans oublier la série Chambre close (1991-1993) ou les fantasmatiques Morceaux choisis (2001) mettant en scène quatre femmes se livrant sans retenue à leurs désirs dans une chambre immaculée, Bettina Rheims observe, saisit, dissèque l’amour et ses pratiques avec un art consommé.

Et puis, il ne faut pas oublier la réflexion sur la mort, la spiritualité, la religion. Des animaux empaillés de la précoce série Animal (1982-1985), qui détonnent un peu au milieu de tant d’humains, aux incomparables tirages de la série source de polémique I.N.R.I. (1997), qui avait d’ailleurs fait l’objet d’une exposition à la Maison européenne de la Photographie en 2000, on est captif d’une vision suggestive et raffinée où l’image se fait narration. La superbe Salomé du Festin d’Hérode II, la sombre Mater Dolorosa, le puissant Memento Mori réinventant la vanité, tout est infiniment beau et fascinant.

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Bettina Rheims, Renée Dorski, étude, Paris, mars 2005. (c) Bettina Rheims

Partout dans ces images se lit une même volonté de rencontre avec l’autre, de relation intime permettant d’annuler la distance et de dépasser l’enveloppe extérieure pour toucher une dimension plus insaisissable et pourtant essentielle : l’âme, l’intériorité, l’unicité de chaque individu, comme vous voudrez l’appeler. Avec finesse et, au fond, pudeur.

Mon seul regret en sortant de cette exposition : n’avoir pu acheter d’affiches de quelques-unes de ces merveilles. Quelle frustration ! Mais tout n’est pas perdu : avec l’énorme volume paru chez Taschen, que j’ai eu le plaisir de faire dédicacer (oui, je suis ce genre de fan), j’ai de quoi me régaler à l’envi. Et ne vais pas m’en priver. Même si, hélas, l’art de madame Rheims est fait pour les tirages monumentaux plus que pour le format livre, fût-il aussi imposant que celui-ci !

Pour info : le livre, que j’ai acquis dans sa nouvelle édition, fort belle mais cependant grand public (photo ci-dessous), existe également dans une édition de luxe, collector (limitée à 800 exemplaires), et même, pour les passionnés un peu argentés, dans une double série spéciale sous coffret, encore plus exclusive, qui permet de choisir entre deux couvertures (selon que votre cœur bat plutôt pour Lara ou pour Marthe – qui serait mon choix, indubitablement) et de bénéficier d’un tirage de la photo de couverture choisie signé par Bettina Rheims elle-même. Qui dit mieux ?

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Hugo, intime et artiste

La superbe exposition de la maison de Victor Hugo à Paris, Éros Hugo. Entre pudeur & excès, rappelle en ces temps troublés ce que sont la beauté, l’art, le plaisir. C’est une grande bouffée de poésie et de sensualité, un hymne à la chair et à l’esprit, bref : une réussite.

La scénographie n’a rien de remarquable, elle est presque ennuyeuse, hormis le travail sur les ambiances générées par les couleurs des murs des différentes salles. Mais peu importe : on se régale en admirant les œuvres picturales exposées et en lisant les textes, cartels explicatifs et autres citations.

De quoi parle-t-on, exactement ? Du rapport de Victor Hugo à l’amour et la sexualité. De la façon dont l’écrivain-peintre traita ce sujet ô combien prisé de son siècle, et de la manière dont il le vécut. Car l’homme et l’œuvre s’opposent, dans une certaine mesure. Et ce n’est pas sans intérêt.

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Alexandre Cabanel, Nymphe enlevée par un faune, 1860, copie d’atelier exécutée par Charles Brun, huile sur toile. Béziers, musées de la Ville de Béziers. © Photographie de Marc Gérard – Ville de Béziers

Le parcours, à la fois chronologique et thématique, évoque d’abord la jeunesse de Victor Hugo, son mariage avec Adèle Foucher, qu’il connaît depuis l’enfance, et ses premiers écrits. C’est le temps de l’idéal, de l’amour virginal, de la femme victime des passions mâles aussi : les belles lithographies de René Berthon d’après Vivant-Denon pour illustrer le roman gothique de Lewis, Le Moine, voisinent avec les illustrations créées par Louis Boulanger pour Notre-Dame de Paris, et soulignent les parallèles. On découvre également là de sublimes extraits littéraires où flambe une passion à jamais inassouvie.

Puis c’est le temps chaotique et contrasté de la gloire et de la désagrégation du mariage.
Côté pile, l’auteur brille comme romancier et poète, avec, par exemple, le recueil des Orientales, dont l’esprit est illustré dans l’exposition par des peintures contemporaines de Boulanger, Devéria, Ingres, Corot ou Hugo lui-même, qui est décidément doué pour tout (qu’ils sont énervants, ces génies universels !) ; il est aussi le dramaturge par qui le scandale arrive, avec le révolutionnaire Hernani. Hugo découvre alors le monde du théâtre, ses dîners, ses alcôves…
Côté face, Adèle trompe Hugo, et lui rend sa liberté. Il noue une liaison, avec Juliette Drouet. Leur relation est dévoilée à travers des lettres, touchantes et familières, et symbolisée par des dessins assez crus de Francesco Hayez qui expriment la passion charnelle, celle-là même que l’écrivain découvre avec Juliette (saluons l’habileté du commissaire de l’exposition, Vincent Gille, pour suggérer, refléter la vie privée dans l’art du siècle). Contrairement à bien des artistes de son temps, Hugo l’artiste ne fait pas dans l’érotisme, encore moins la pornographie. Les poèmes brûlants qu’il rédige pour ses maîtresses et conquêtes, dont deux sont plus particulièrement mises en avant (Léonie Biard et Alice Ozy), ne seront publiés que de manière posthume. Son intérêt pour la femme n’en est pas moins constant, comme le montrent ses belles encres, placées au milieu de peintures et aquarelles de Constantin Guys ou de Théodore Chassériau, entre autres.

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Victor Hugo, Sub clara nuda lucerna, plume et lavis d’encre brune sur crayon de graphite, papier vélin. Paris, maisons de Victor Hugo. © Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet – photo de presse

Avec l’instauration du Second Empire débute pour Hugo un long exil. Loin de dépérir, l’artiste met à profit ces deux décennies pour explorer dans son œuvre les diverses facettes de la femme, ici reine, là esclave, ici vierge, là tentatrice.

Non, rien ne nous dira ce que peut être au fond
Cet être en qui Satan avec Dieu se confond.
Elle résume l’ombre énorme en son essence.
(Extrait du recueil posthume Toute la lyre, III, 3.)

Il poursuit aussi sa quête par le dessin, représentant inlassablement le corps féminin, une jambe parée d’une jarretière, un buste dénudé… La relative réserve de ses écrits et travaux plastiques continue de trancher avec la réalité de son existence, qui oscille entre périodes d’abstinence et aventures, parfois ancillaires ou tarifées.

Dans cette section, de belles photographies, dont le ravissant Nu de dos de Jules Vallou de Villeneuve (utilisé pour l’affiche et la couverture du catalogue), cohabitent avec les peintures pour manifester le sacre de la femme dans l’art de la seconde moitié du siècle.

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Félicien Rops, La Vrille, mine de plomb, aquarelle. Collection Mony Vibescu. © Collection Mony Vibescu – photographie Gilles Berquet

La dernière salle, plus vaste, est un véritable coffre aux trésors. Elle aborde la question de l’Éros devenu païen, d’un amour rendu au souffle puissant de la nature. C’est, sous la plume du poète, l’embrassement épique de la pieuvre et de Gilliatt dans Les Travailleurs de la mer ; ce sont aussi les merveilleuses créations de Félicien Rops, comme La Vrille, petite chose aussi délicate qu’obscène, ou le divin Vieux Faune. Et puis, en pendant à La Légende des siècles, on découvre La Légende des sexes (!), du sire de Chambley, dont des illustrations réalisées par Martin van Maele sont exposées.

Pour conclure la visite, Rodin est à l’honneur, à travers des aquarelles et des sculptures. Son Victor Hugo, assis, nu, étude pour le Monument rend admirablement compte du souffle panique (c’est-à-dire, lié au dieu Pan) qui anima l’artiste, le poussant à franchir les barrières imposées à la liberté d’aimer, tout comme il avait brisé les carcans contraignant la poésie ou le théâtre. On est porté par cet Éros universel qui s’envole vers l’infini.

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Auguste Rodin, Victor Hugo, assis, nu, étude pour le Monument, avant 1909, plâtre. Paris, musée Rodin. © Musée Rodin – photo Jérôme Manoukian

Cédez donc à l’envie suscitée par la belle affiche de cette exposition, et offrez-vous une visite place des Vosges pour traverser en excellente compagnie un siècle passionnant et passionné d’art et de littérature.
Éros Hugo. Entre pudeur & excès, maison de Victor Hugo, 6 place des Vosges, 75004 Paris. Tél. 01 42 72 10 16. Vous pouvez accéder à la présentation de l’exposition ICI.

9782759603077_eros_hugo_2015Les plus friands céderont ensuite à la tentation et s’offriront comme moi l’exquis catalogue publié pour l’occasion. Deux essais envisageant la place de l’amour et de la sexualité chez Victor Hugo ouvrent le volume, qui donnent également un bon aperçu du contexte (social, moral, artistique). Puis vient un florilège de beautés plastiques et de découvertes textuelles (extraits de textes hugoliens publiés du vivant de l’auteur mais également de carnets, lettres, œuvres posthumes, etc.). Le plaisir physique procuré par ce livre qui flatte l’œil, le toucher et l’odorat (oui, j’aime l’odeur des livres) s’ajoute à son intérêt intellectuel – ultime hommage indirect à un poète esthète et sensuel.

Les noces du mythe et de l’art

Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté.

Aphrodite vous accueille, belle illustration de la citation de René Char que l'on peut lire derrière elle. Chryseia

Aphrodite vous accueille, divine illustration de la citation de René Char que l’on peut lire derrière elle. © Chryseia

C’est sur cette citation de René Char que s’ouvre l’exposition inaugurale de la Petite Galerie du Louvre, nouvel espace voué à attirer tous les publics. La scénographie est notamment pensée pour les enfants – j’ai pu constater, lors de la visite, que cela fonctionnait à merveille – et ceux qui veulent se cultiver de manière ludique. Bain multiculturel, cet espace joliment mis en place dans l’aile Richelieu remplit sa mission pédagogique avec éclat.

Le ton est donné dès la première section, dédiée aux mythes cosmogoniques. Dans la première vitrine, un vase grec, une statuette égyptienne, une hache papoue, un fragment de tablette mésopotamienne, une hache rituelle africaine yoruba et une peinture australienne aborigène se côtoient. Les cartels présentent chaque objet, et offrent parfois un échantillon de matériau à toucher ; sur les murs se lisent les explications générales propres au thème exploré dans chaque salle (les mythes cosmogoniques, la magie, les cycles naturels, les héros et les monstres, etc.), ainsi que des informations sur tel ou tel point (la technique mise en œuvre, le sens d’un symbole, par exemple). L’ensemble est de taille modeste, afin de ne pas lasser le visiteur, mais les pièces exposées sont très belles. Leur variété souligne à la fois l’universalité des mythes et de certains thèmes et la multiplicité de leurs interprétations. Car il s’agit bien de montrer comment les cultures et civilisations ont tenté de répondre aux grandes questions de l’humanité (qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Y a-t-il des puissances supérieures ?), chacune à sa manière, se rejoignant parfois par-delà les siècles et les continents.

Vue d'un des espaces, dédié au cycle du jour et de la nuit. © Chryseia

Vue d’un des espaces, dédié au cycle du jour et de la nuit. © Chryseia

Détail de La Tentation de saint Antoine, par Pieter Huys, 1547. Paris, musée du Louvre. © Chryseia

Détail de La Tentation de saint Antoine, par Pieter Huys, 1547. Paris, musée du Louvre. © Chryseia

De Circé à Gilgamesh, d’Hercule ou Icare (oh ! la délicate sculpture de Paul-Ambroise Slodtz, de 1743) à Samson terrassant le lion sur un chapiteau historié roman, du Paradis terrestre sculpté sur ivoire par un artisan du haut Moyen Âge au casque de Dark Vador, vilain suprême d’un mythe cinématographique contemporain, on se délecte. Les vases grecs réunis sont remarquables, tout comme le sublime Pandemonium de John Martin (1841), dans son cadre orné de serpents et dragons, qui figure en une vision chaotique et flamboyante le palais de Satan décrit par Milton dans Paradise Lost. La Tentation de saint Antoine (1547) de Pieter Huys mérite une attention soutenue, surtout si comme moi vous raffolez des monstres fantastiques inventés par les peintres de l’époque. Et puis, comment résister aux as de la métamorphose que sont les tanuki et kitsune de la mythologie japonaise, dont une vitrine propose plusieurs exemples ?

Le Pandemonium, par John Martin, 1841. Paris, musée du Louvre. © 2006 musée du Louvre / Harry Bréjat

Le Pandemonium, par John Martin, 1841. Paris, musée du Louvre. © 2006 musée du Louvre / Harry Bréjat

Je pourrais parler de chacune des 70 œuvres assemblées dans cette galerie, mais le mieux est que vous alliez les contempler vous-même. Ou, à défaut, que vous les découvriez dans le livre publié à l’occasion de cette exposition.

Mythes fondateurs. D’Hercule à Dark Vador, musée du Louvre, aile Richelieu, Petite Galerie. Jusqu’au 4 juillet 2016. Les informations pratiques pour visiter l’exposition sont ICI.