Poésie de la pensée insurrectionnelle

Que la vida siga siendo tu taller de poesía

Que la vie soit toujours ton atelier de poésie

Mario Santiago Papasquiaro, Conseils d’1 disciple de Marx à 1 fan d’Heidegger, Allia, 2023

Mario Santiago Papasquiero (1953-1998), camarade de Roberto Bolaño, m’était parfaitement inconnu.

Errant parmi les rayons d’une librairie, en quête d’une rencontre livresque à défaut d’un être de chair et de sang, je tombai sur ce petit volume (parfait comme toujours avec les éditions Allia), dont j’avais repéré le titre en début d’année. C’était le texte dont j’avais besoin pour retrouver le sens de l’existence, ou plutôt de la souffrance, en ces jours sombres.

Lire ces Conseils d’1 disciple de Marx à 1 fan d’Heidegger (poème composé en 1975), c’est s’abstraire de notre monde contemporain des plus navrants pour retrouver le cœur flambant de la révolte pure et totale. Donné en espagnol et dans la traduction de Samuel Monsalve, ce texte poétique aux faux airs de manifeste fait exploser les limites étouffantes de notre pensée rabougrie par le quotidien et offre l’expérience d’un kaléidoscope qui exprime à merveille le vécu subjectif. Quel enchantement dans la langue de MSP (ainsi qu’il se désignait lui-même), quelle force aussi !

La Realidad & el Deseo se revuelcan / se destazan
se desparraman 1 sobre otra
como nunca lo harían en 1 poema de Cernuda

La Réalité & le Désir se culbutent / se dépècent
se répandent l’1 sur l’autre
comme jaja dans un poème de Cernuda

(Pourquoi « jaja » ? J’aimerais ici interroger le traducteur.)

Pauvreté et rêves, lutte des classes jamais finie et quête existentielle, la ville, les corps, la nature, l’espoir, l’amour, Ernesto Che Guevara et Wilhelm Reich, Artaud et Rosa Luxembourg, une bourgeoise choucroutée et un vagabond, Giotto, Van Gogh, le Mexique et le monde, tout cela et tellement plus au fil d’une déambulation mentale qui chante une rébellion viscérale à toute chose étendue.

Il faut se laisser soulever par les mots et les sonorités, se laisser traverser par cette poésie en quête de sens historique. C’est beau comme la jeunesse mexicaine d’antan, portée par les idéaux révolutionnaires qui n’avaient pas encore succombé, beau comme le réel transfiguré et dénudé; beau, farouche et violent, mais jamais dénué d’humanité ni de tendresse.

Mario Santiago Papasquiaro, le « terroriste culturel », est l’ami que je voudrais.

« Si Roberto Bolaño a représenté le cœur infraréaliste, aurait dit un ancien membre du groupe, Mario Santiago Papasquiaro le tenait dans sa main sanglante. » (Extrait de la postface de Samuel Monsalve)

Desde luego que no eres el único
frente al que el paraguas oxidado de la vida
                no quiere desplegar sus alas
no eres el único al que el mundo le parece
– en 1 momento pesimista –
1 ghetto sin puentes ni caminos

Bien sûr tu n’es pas le seul
pour qui le parapluie rouillé de la vie
                refuse de déployer ses ailes
tu n’es pas le seul pour qui le monde ressemble
– dans 1 moment pessimiste –
à 1 ghetto sans ponts sans issues

Dans l’intimité des mots et des choses

Nous avons beau assigner des règles au langage, essayer de lui faire entendre raison par la grammaire, la logique et autres astuces destinées à le faire entrer dans un cadre, rien n’y fait. Les mots continuent de ricaner dans l’ombre, à nos dépens. Dans ces conditions, sommes-nous condamnés à parler à côté ? Sans doute. Mais si cette condamnation devenait une chance, si elle nous permettait une plus grande liberté, de prendre le large par la parole ? (Préface, p. 8-9)

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La Vie secrète des mots et des choses, d’Alain Roussel, Éditions Maurice Nadeau, 2019

Voici un livre que l’on ne peut écrire qu’au terme d’une longue fréquentation des mots. À travers les quatre textes réunis dans ce recueil (un inédit, les autres déjà parus, indépendamment les uns des autres, et dont l’un a été remanié) éclate en effet l’intimité tout à la fois joyeuse et savante d’Alain Roussel avec la langue française.

Les textes sont présentés selon une gradation vers l’abscons, l’absent, l’abstrait.

D’abord, on découvre « La vie privée des mots », ou la très personnelle collection de mots du narrateur, qui s’exprime à la première personne et nous invite à pénétrer son univers mental, ses rêveries langagières. Prêtant sa voix – sa plume – aux mots devenus vivants (enfin, ils le sont déjà, n’est-ce pas ? Disons qu’ils acquièrent ici un supplément d’être), il invente leur histoire, leur caractère, leur généalogie en convoquant divers domaines  et centres d’intérêt qui lui sont propres, tels l’ésotérisme, l’alchimie, les spiritualités, la poésie… Il joue encore sur les rapprochements sémantiques, étymologiques, phonétiques (pratique de la cabale phonétique), s’appuie sur la forme même des lettres, qui devient signifiante, comme un hiéroglyphe nouveau. Il s’inscrit, ce faisant, dans une lignée d’écrivains penseurs des mots, des lettres en tant que signes, et de leur rapport au réel : Nodier, Hugo, Rimbaud, Raymond Roussel, Leiris, entre autres. Certains passages expliquent ce travail ; ainsi, p. 64 :

À une certaine façon de réveiller les vocables par la sonorité, de les secouer dans leur graphie, de les démasquer par tous les moyens, y compris l’étymologie, la mythologie, voire l’ésotérisme et l’hermétisme, de les mettre à nu – avec l’espoir de découvrir mon propre visage –, je ne peux nier sans mauvaise foi que j’en suis l’auteur [de cette collection de mots].

D’un mot au suivant, d’un développement aux notes surréalistes à l’autre, on rebondit, glisse dans une spirale qui finit par réunir tous les acteurs-mots de ce drame malicieux, comme dans les comptines de notre enfance qui formaient une boucle infinie. Au fil de ces vies farfelues, des artistes pointent leur nez, des personnalités comme Freud aussi (qui apparaît ici bien polisson, auprès de la joycienne Miss Molly aux beaux mollets, et des filles linguistiques de la psych-ana-lyse, Anna et Lise). Des souvenirs se mêlent à des aventures amoureuses fantaisistes nées de l’étude des mots, parsemés de citations et évocations littéraires. Finalement, la réalité finit par être subjuguée aux mots et aux lettres, qui deviennent, si j’ose dire, l’alpha et l’oméga du monde.

Après ces visions – au sens où le narrateur se fait voyant, à la manière d’un Rimbaud facétieux – poétiques et drolatiques, aux accents quelquefois rabelaisiens, une deuxième section, « Lettres d’amour », met en scène la liaison épistolaire et amoureuse entre deux lettres, l et r. C’est l’occasion d’une débauche de mots passionnés autour des… mots. Les lettres présentent toutes les étapes d’une histoire d’amour qui finit mal : la séduction, la passion charnelle, la trahison et, enfin, la rupture. Le vocabulaire, parfois très cru, et l’imaginaire érotique ne manqueront pas de rappeler au lecteur quelques correspondances fameuses entre lettrés d’antan.

La partie suivante, joliment intitulée « L’ordinaire, la métaphysique », manifeste un certain parti pris des choses. Chaise, fenêtre, pied, chemin… sont explorés par la pensée, dégagés de leur réalité physique. C’est l’occasion d’une nouvelle réflexion à la première personne, qui semble offrir au narrateur la possibilité de s’explorer lui-même à travers cette vie abstraite des choses les plus banales. Par moments, des images, des mots, des objets affleurent, qui avaient été étudiés dans les textes précédents, créant une forme de continuité dans cet ensemble en apparence disparate, et trahissant les intérêts récurrents de l’auteur.

Le recueil se clôt sur « La poignée de porte », audacieuse tentative d’exprimer ce qu’il y a d’insaisissable et d’inaccessible en toute chose. Une résistance au dire et à la connaissance qui est aussi constante qu’ignorée dans nos vies quotidiennes peu sensibles à ces questions, non ?

 

(Retrouvez sur ce blog deux autres recensions de livres d’Alain Roussel : Le Labyrinthe du singe et La Phrase errante.)

Des voix et des vies

Si tant est que ça l’ait été un jour, il n’est désormais plus possible de raconter l’histoire d’une personne de manière linéaire, ou comme on dit, du berceau à la tombe. Personne ne vit comme ça.

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Ásta, de Jón Kalman Stefánsson, traduction d’Éric Boury, Paris, Grasset, 2018.

Ce que dit le narrateur de cette nouvelle œuvre de Jón Kalman Stefánsson, c’est ce que met en pratique l’écrivain, dans chacun de ses romans. Dans Ásta (nom du personnage féminin censément principal), on retrouve les biographies entrecroisées et bondissant d’une époque à l’autre qui nous avait séduits dans les précédents ouvrages. Il en résulte une lecture parfois complexe pour qui veut suivre précisément le fil des existences ; une lecture qui reflète le fonctionnement de la mémoire et des souvenirs : parfois, les choses se brouillent, le sens se perd, et ne restent que des moments, qui, assemblés, finissent par former le tableau d’une vie.

Roman polyphonique avant tout, Ásta donne à lire le récit chaotique d’un agonisant plus lucide que jamais, les lettres d’une femme (l’héroïne) à son amant parti, les pensées d’un narrateur écrivain islandais (Stefánsson s’amuse à provoquer chez le lecteur le désir bien connu d’identifier le personnage et son créateur). Les époques se chevauchent, et prouvent que rien ne change jamais vraiment dans le cœur et l’âme des hommes. Seules les circonstances évoluent, et elles sont si peu de chose, au fond.

Fidèle à lui-même, l’auteur accorde une place prépondérante aux femmes, transcende la médiocrité du réel pour atteindre la poésie, et peint avec une tendresse teintée de désespoir les errances que sont les existences humaines. Ce qui est nouveau, à mon sens, ce sont ces interventions de l’écrivain qui traitent du monde comme il va (assez mal), des problèmes cruciaux de nos sociétés qui courent à leur perte (écologie, capitalisme destructeur, précipitation généralisée…), du sort de la littérature aussi (« La littérature a-t-elle été repoussée dans ce périmètre, ferait-elle désormais partie du divertissement, de l’industrie ? Un écrivain islandais est un macareux moine »). Ironie, sensibilité sans sensiblerie, maîtrise des mots et de leur pouvoir évocatoire – par une sorte de mise en abîme, les personnages sont tous pareillement conscients de l’importance vitale des paroles et des écrits (c’est par exemple évident dans cette remarque : « Parfois, on a l’impression qu’on pourrait envoyer les gens dans la tombe rien qu’en parlant d’eux au passé »), affleurent dans ce roman plus puissamment ancré dans le corps et le sexe que les précédents, mais assez semblables à eux par sa capacité à embrasser le sort de l’humanité à travers les destins de quelques figures particulières.

Si « certains mots portent en eux un séjour en enfer », ceux de Stefánsson, toujours aussi magnifiquement traduits par Éric Boury, portent toute la (triste et belle) vérité de notre condition.

(Si vous aimez Jón Kalman Stefánsson, allez voir sur ce blog les autres critiques relatives à son œuvre traduite en français, ainsi que les entretiens qu’il m’a accordés par le passé.)

Poétique de l’aliénation

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Jeanne L’Étang, de Perrine Le Querrec, Bruit Blanc, 2013.

Elles attendent.

Elles attendent dans un temps qui n’est plus temporel, dans un espace qui n’est plus qu’enfermement.

Elles attendent mais ne savent plus quoi.

L’aliénation, dans le vocabulaire courant, c’est la folie, la perte de la raison. Mais ce n’est pas que cela. C’est aussi le fait d’être dépossédé de soi, de sa raison d’être, de sa volonté. La privation de la liberté est encore une forme d’aliénation. Le poids de la société, des mœurs, de la morale, du système capitaliste, l’écrasement des femmes par le patriarcat, ce sont encore et toujours des ferments d’aliénation.

Ce que conte le merveilleux livre de Perrine Le Querrec, c’est tout cela, et plus encore. Jeanne L’Étang est le roman d’une femme emmurée en son silence autant qu’elle est enfermée dans la minuscule pièce qui abrite les premières années de son existence, puis à la Salpêtrière, puis au bordel — jamais la maison close n’a si bien porté son nom— puis, en un joli chiasme, de nouveau à la Salpêtrière et enfin dans la maison mère. Dans ce récit en prose poétique, les mots traduisent un réel mouvant perçu en focalisation interne, sauf en de rares passages où le narrateur s’adresse à son personnage. Les mots non prononcés par Jeanne la silencieuse, mais brodés; les mots des abécédaires qu’elle compose et qui scandent le récit, chaque fois condensant le contexte particulier, résumant l’univers de Jeanne en quelques termes lourds de sens. Le style de l’auteure, morcellement des phrases, subtile déformation de la syntaxe, rupture du rythme et des cadences, énumérations, reflète avec brio cette pensée au ban de la normalité (mais y a-t-il une pensée «normale» ? Cette notion même de normalité de l’esprit a quelque chose d’effrayant, non ?). La mise en page et la typographie jouent également leur rôle, on se souvient parfois des essais mallarméens sur la page blanche. Le texte imprimé se fait broderie colorée, regard subjectif sur le monde extérieur, tentative de fixer l’extérieur par bribes. La pensée close se donne à voir dans le cadre clos de la page.

Il faut en outre louer l’érudition et la précision des notations de l’auteure concernant les milieux (et les mentalités) peints : le Paris de la seconde moitié du XIXe siècle, la maison close et les lois qui la régissent, la ville dans la ville que constitue la Salpêtrière (qui n’est pas seulement la maison des folles, mais aussi celle des orphelines, des vieilles sans le sou, des marginales). Les grands personnages convoqués au fil des pages, en premier lieu Degas et Charcot, maître ambigu de l’hystérie, pourraient paraître de vains efforts pour capter l’attention du public. Ce n’est pas le cas : chacun sert à renforcer le propos du livre, à montrer les inextricables liens entre la vie, l’art, la science, à répéter la quête de vérité et d’expression, à pointer l’égocentrisme et l’égoïsme inné de l’homme aussi. Et, en dernier lieu, à souligner l’inévitable aliénation, et la solitude infinie des êtres et de leurs quêtes.

De ce livre, dont le seul défaut est l’imperfection orthotypographique, on peut faire une lecture féministe (c’est une ode contre le sexisme, contre le déni de la sexualité féminine, contre le rejet de ce qui est inconnu ou incompris). On peut aussi y voir un plaidoyer pour la vie, même cruelle, célébrée dans ses plus infimes manifestations. On apprécie le tableau très juste d’une époque en mutation. Mais pour moi, c’est avant tout une extraordinaire leçon de littérature, où se révèle le pouvoir des mots bien maniés, où brille la réussite d’une auteure qui a su épingler les mouvements internes d’une âme, malgré leur profonde indicibilité. La première partie de l’ouvrage est particulièrement réussie sur ce plan. Et tant pis pour les quelques ficelles narratives, les invraisemblances, les «trucs» littéraires ici et là décelables. Ils étaient nécessaires pour parvenir à ce qui, j’ose le mot, constitue un chef-d’œuvre. Lequel se termine par une phrase sans point — pensée suspendue ouverte à tous les possibles.

(Si vous vous intéressez à Charcot et à l’hystérie, j’avais parlé ICI du remarquable ouvrage de Georges Didi-Huberman.)

 

Prose poétique en torrent

Phrase errante

La phrase errante, d’Alain Roussel, Le Réalgar, 2017.

Faire un récit (roman, prose poétique, peu importe) qui ne soit qu’une longue phrase, c’est un passage presque imposé pour un auteur contemporain. De James Joyce jusqu’à Ali Zamir (auteur de l’envoûtant Anguille sous roche), nombreux sont ceux qui s’y sont frottés, avec plus ou moins de bonheur. Pourquoi un tel exercice de style? Pour traduire la pensée comme elle va. Comme elle coule. Un texte fluide, bondissant d’écueil en écueil, remuant, tourbillonnant, se perdant parfois — en apparence du moins — pour mieux retrouver son fil conducteur ténu et cependant présent, voilà ce que propose La phrase errante d’Alain Roussel (du même auteur, j’ai présenté déjà Le Labyrinthe du singe). Certains passages le disent, qui semblent une mise en abîme de cette démarche littéraire:

… mots dispersés d’une écriture devenue folle et qui donne l’impression de n’avoir ni commencement ni fin, pas linéaire, non, mais spatiale, avec une profondeur, des mots côte à côte et les uns derrière les autres à des distances incroyables, en salves continues, proposant au regard de multiples itinéraires, avec des boucles et des spirales dans la voie lactée …

Le texte est bref, 43 pages, et le mieux est de le lire d’une traite. Afin de se laisser (em)porter. Lecteur à la dérive. Ce n’est pas le genre d’œuvre qu’on lit par tronçons, entre deux activités «productives» ; il faut lui laisser le champ libre. Même si c’est peut-être ce qu’il y a de plus difficile à faire dans nos existences menées au pas de course, qu’on le veuille ou non.

L’auteur déroule en spirale une phrase-ru qui devient rivière, où les mots s’appellent les uns les autres, s’entraînent, joyeusement. Le style et le rythme reflètent les errements de la pensée, divagation ou circumambulation autour de quelques obsessions latentes. Ce qui est remarquable, c’est que l’on perçoit ici combien les coq-à-l’âne et incohérences sont plus profondes que les raisonnements logiques. (Plus humaines?) Le quotidien et la métaphysique se côtoient, se chevauchent, se heurtent, et le réel souvent vacille sous l’impulsion d’une magie : l’imagination. On sent le parti pris des choses: mais ces choses ne sont pas ce qu’elles semblent être. Elles ont en elles des virtualités multiples que l’auteur éveille d’un mot. Parce que le monde est «innommable», il convient de multiplier les tentatives de dénomination, effort vain et fier dans son inanité même, victoire sur l’insaisissable. Les très belles pages dédiées au plafond, aux murs et au plancher chantent la préséance du mot sur la matière. Du nom sur le réel. Cratylisme à la sauce surréaliste, si l’on veut. Le poète recrée le monde, avec un sens aigu du burlesque. Il est une course-poursuite impliquant un saucisson belliqueux que je vous laisse découvrir. La fantaisie n’est toutefois pas seule dans ce flot de la pensée : il y a les souvenirs aussi, qui rejaillissent à la faveur d’un objet, d’un terme, d’une sonorité peut-être (les assonances et allitérations se bousculent dans ce texte, renforçant le murmure de la phrase-torrent).

Laissez-vous emporter par le cours poétique de ce petit livre où résonnent des échos de Michaux, Ponge, Beckett, Artaud , entre autres. Le livre est en lui-même fort joli; son papier soyeux et sa couverture au grain épais ravissent les doigts, la mise en page aérée satisfait l’œil — le seul reproche que je lui pourrais faire concerne les vilaines césures à deux lettres, qui sont une de mes bêtes noires. Les peintures (ou dessins? la couverture et la page de titre se contredisent à ce sujet) de Sandra Sanseverino enfin, par leur enchevêtrement de filaments et lignes folles répondent au texte et invitent à des projections mentales sans fin. Pour échapper un instant à la morne grisaille qui nous entoure.

… le monde m’apparaît soudain bien fade, il manque à son masque l’expression du regard, son feu ardent qui embrase, et mon ennui serait mortel s’il n’y avait cet appel au voyage intérieur pour échapper au sentiment d’exil …

 

Hugo, intime et artiste

La superbe exposition de la maison de Victor Hugo à Paris, Éros Hugo. Entre pudeur & excès, rappelle en ces temps troublés ce que sont la beauté, l’art, le plaisir. C’est une grande bouffée de poésie et de sensualité, un hymne à la chair et à l’esprit, bref : une réussite.

La scénographie n’a rien de remarquable, elle est presque ennuyeuse, hormis le travail sur les ambiances générées par les couleurs des murs des différentes salles. Mais peu importe : on se régale en admirant les œuvres picturales exposées et en lisant les textes, cartels explicatifs et autres citations.

De quoi parle-t-on, exactement ? Du rapport de Victor Hugo à l’amour et la sexualité. De la façon dont l’écrivain-peintre traita ce sujet ô combien prisé de son siècle, et de la manière dont il le vécut. Car l’homme et l’œuvre s’opposent, dans une certaine mesure. Et ce n’est pas sans intérêt.

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Alexandre Cabanel, Nymphe enlevée par un faune, 1860, copie d’atelier exécutée par Charles Brun, huile sur toile. Béziers, musées de la Ville de Béziers. © Photographie de Marc Gérard – Ville de Béziers

Le parcours, à la fois chronologique et thématique, évoque d’abord la jeunesse de Victor Hugo, son mariage avec Adèle Foucher, qu’il connaît depuis l’enfance, et ses premiers écrits. C’est le temps de l’idéal, de l’amour virginal, de la femme victime des passions mâles aussi : les belles lithographies de René Berthon d’après Vivant-Denon pour illustrer le roman gothique de Lewis, Le Moine, voisinent avec les illustrations créées par Louis Boulanger pour Notre-Dame de Paris, et soulignent les parallèles. On découvre également là de sublimes extraits littéraires où flambe une passion à jamais inassouvie.

Puis c’est le temps chaotique et contrasté de la gloire et de la désagrégation du mariage.
Côté pile, l’auteur brille comme romancier et poète, avec, par exemple, le recueil des Orientales, dont l’esprit est illustré dans l’exposition par des peintures contemporaines de Boulanger, Devéria, Ingres, Corot ou Hugo lui-même, qui est décidément doué pour tout (qu’ils sont énervants, ces génies universels !) ; il est aussi le dramaturge par qui le scandale arrive, avec le révolutionnaire Hernani. Hugo découvre alors le monde du théâtre, ses dîners, ses alcôves…
Côté face, Adèle trompe Hugo, et lui rend sa liberté. Il noue une liaison, avec Juliette Drouet. Leur relation est dévoilée à travers des lettres, touchantes et familières, et symbolisée par des dessins assez crus de Francesco Hayez qui expriment la passion charnelle, celle-là même que l’écrivain découvre avec Juliette (saluons l’habileté du commissaire de l’exposition, Vincent Gille, pour suggérer, refléter la vie privée dans l’art du siècle). Contrairement à bien des artistes de son temps, Hugo l’artiste ne fait pas dans l’érotisme, encore moins la pornographie. Les poèmes brûlants qu’il rédige pour ses maîtresses et conquêtes, dont deux sont plus particulièrement mises en avant (Léonie Biard et Alice Ozy), ne seront publiés que de manière posthume. Son intérêt pour la femme n’en est pas moins constant, comme le montrent ses belles encres, placées au milieu de peintures et aquarelles de Constantin Guys ou de Théodore Chassériau, entre autres.

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Victor Hugo, Sub clara nuda lucerna, plume et lavis d’encre brune sur crayon de graphite, papier vélin. Paris, maisons de Victor Hugo. © Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet – photo de presse

Avec l’instauration du Second Empire débute pour Hugo un long exil. Loin de dépérir, l’artiste met à profit ces deux décennies pour explorer dans son œuvre les diverses facettes de la femme, ici reine, là esclave, ici vierge, là tentatrice.

Non, rien ne nous dira ce que peut être au fond
Cet être en qui Satan avec Dieu se confond.
Elle résume l’ombre énorme en son essence.
(Extrait du recueil posthume Toute la lyre, III, 3.)

Il poursuit aussi sa quête par le dessin, représentant inlassablement le corps féminin, une jambe parée d’une jarretière, un buste dénudé… La relative réserve de ses écrits et travaux plastiques continue de trancher avec la réalité de son existence, qui oscille entre périodes d’abstinence et aventures, parfois ancillaires ou tarifées.

Dans cette section, de belles photographies, dont le ravissant Nu de dos de Jules Vallou de Villeneuve (utilisé pour l’affiche et la couverture du catalogue), cohabitent avec les peintures pour manifester le sacre de la femme dans l’art de la seconde moitié du siècle.

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Félicien Rops, La Vrille, mine de plomb, aquarelle. Collection Mony Vibescu. © Collection Mony Vibescu – photographie Gilles Berquet

La dernière salle, plus vaste, est un véritable coffre aux trésors. Elle aborde la question de l’Éros devenu païen, d’un amour rendu au souffle puissant de la nature. C’est, sous la plume du poète, l’embrassement épique de la pieuvre et de Gilliatt dans Les Travailleurs de la mer ; ce sont aussi les merveilleuses créations de Félicien Rops, comme La Vrille, petite chose aussi délicate qu’obscène, ou le divin Vieux Faune. Et puis, en pendant à La Légende des siècles, on découvre La Légende des sexes (!), du sire de Chambley, dont des illustrations réalisées par Martin van Maele sont exposées.

Pour conclure la visite, Rodin est à l’honneur, à travers des aquarelles et des sculptures. Son Victor Hugo, assis, nu, étude pour le Monument rend admirablement compte du souffle panique (c’est-à-dire, lié au dieu Pan) qui anima l’artiste, le poussant à franchir les barrières imposées à la liberté d’aimer, tout comme il avait brisé les carcans contraignant la poésie ou le théâtre. On est porté par cet Éros universel qui s’envole vers l’infini.

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Auguste Rodin, Victor Hugo, assis, nu, étude pour le Monument, avant 1909, plâtre. Paris, musée Rodin. © Musée Rodin – photo Jérôme Manoukian

Cédez donc à l’envie suscitée par la belle affiche de cette exposition, et offrez-vous une visite place des Vosges pour traverser en excellente compagnie un siècle passionnant et passionné d’art et de littérature.
Éros Hugo. Entre pudeur & excès, maison de Victor Hugo, 6 place des Vosges, 75004 Paris. Tél. 01 42 72 10 16. Vous pouvez accéder à la présentation de l’exposition ICI.

9782759603077_eros_hugo_2015Les plus friands céderont ensuite à la tentation et s’offriront comme moi l’exquis catalogue publié pour l’occasion. Deux essais envisageant la place de l’amour et de la sexualité chez Victor Hugo ouvrent le volume, qui donnent également un bon aperçu du contexte (social, moral, artistique). Puis vient un florilège de beautés plastiques et de découvertes textuelles (extraits de textes hugoliens publiés du vivant de l’auteur mais également de carnets, lettres, œuvres posthumes, etc.). Le plaisir physique procuré par ce livre qui flatte l’œil, le toucher et l’odorat (oui, j’aime l’odeur des livres) s’ajoute à son intérêt intellectuel – ultime hommage indirect à un poète esthète et sensuel.

Chronique islandaise, vérités universelles

Et que fait-on d’une vie qui n’est ni minable ni ratée, mais qui, sans crier gare, se retrouve tout à coup au fond d’une impasse ?

D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds, de , Paris, Gallimard, 2015.

D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jón Kalman Stefánsson, Paris, Gallimard, 2015.

Ceux qui n’ont jamais eu conscience de la difficulté qu’il y a à exister ; ceux qui n’ont jamais ressenti le poids de la vie, parfois insupportable ; ceux-là, peut-être, ne comprendront pas le nouveau roman de Jón Kalman Stefánsson. Paru en 2013 en Islande, il succède à la fabuleuse trilogie qui a révélé l’auteur au public français. Comme beaucoup, je l’attendais avec impatience, et inquiétude : et si je ne l’aimais pas ? Et si j’étais déçue, après avoir tant admiré les précédents romans ?
Il n’en fut rien. On n’atteint peut-être pas la perfection absolue d’Entre ciel et terre, comète littéraire sans égale­ ; mais on n’en retrouve pas moins tout ce qui fait la saveur unique de l’écriture de Stefánsson.

Comme d’habitude, ce n’est en effet pas tant la trame narrative qui importe, que les mots, la langue, le style, magnifiquement rendus par Éric Boury, qui signe une traduction impeccable. La magie opère au fil de longues phrases où les digressions fleurissent comme elles le font dans nos esprits, suivant le cours tortueux de la pensée. Le texte se déroule en spirale, certaines phrases étant reprises à l’identique ou presque à quelques pages d’intervalle, et emporte le lecteur dans son flux hypnotique. Stefánsson décrit pourtant le travail des hommes et femmes qui gravitent autour de la pêche et du poisson avec des mots simples, un certain réalisme, mais jusqu’au milieu de la phrase la plus prosaïque, la poésie s’infiltre. Illumine les pages. Le réel et l’abstraction se mêlent, faisant naître un univers original, captivant, à l’image des titres de chapitres, phrases surréalistes que vient éclairer le texte qui suit. Dans ce monde-là, un homme ivre n’hésite pas à se jeter dans l’eau glacée pour nager jusqu’à la Lune, car là est sa patrie, celle du poète. Dans ce monde-là, les sentiments ont autant d’importance et de prégnance que la réalité physique. Vérité évidente et pourtant souvent oubliée : la souffrance et la joie ne sont-elles pas aussi réelles pour l’être humain que le froid et la chaleur ?

Le style est donc l’atout majeur de ce roman ; mais sa construction et son fond n’en sont pas moins remarquables. De quoi s’agit-il exactement ? D’une chronique familiale, tableau incomplet de trois générations, trois époques, entre permanence et mutations. Sous la chronique familiale, on découvre aussi une chronique nationale. C’est en effet un siècle d’histoire islandaise qui s’informe sous nos yeux. Comme dans les précédents romans, la terre, la mer (« Celui qui peut contempler la mer de jour comme de nuit risque moins d’être malheureux ») et les montagnes, sans oublier la neige (la « pensée des anges »), sont des personnages à part entière, des présences tutélaires auxquelles les hommes sont indéfectiblement liés. Ce sont les parents de tous les Islandais, et l’on sent combien l’auteur y est attaché.

L’Islande contemporaine est présentée dans les chapitres dévolus à Ari et au narrateur. Y sont énoncés les vices du monde moderne, l’injustice d’un système libéral dominé par la finance, l’étouffement progressif d’une population qui semble avoir perdu son âme et oublié sa nature profonde à force de matérialisme, de technologie, d’urgence et de stress. Les critiques énoncées, répétées, pourraient sembler naïves ; mais elles sont indissolublement liées aux autres interrogations qui sous-tendent le roman, comme celle relative au sens de la vie, et incitent à se tourner plutôt vers ce qui fait la valeur de l’existence, et que l’auteur vante dans chacun de ses écrits : l’amour, l’art, la beauté.

Il la regarde à nouveau, ne peut s’en empêcher, d’ailleurs, nous ne devrions jamais nous interdire de contempler ce qui est tout simplement beau, la vie est trop brève et trop incertaine pour baisser les yeux.

L’Islande traditionnelle, celle qui nous avait séduits dans la trilogie, âpre, impitoyable et tout entière associée à la pêche, est quant à elle évoquée à travers l’histoire de Margrét et Oddur. Oddur le grand marin, force de la nature, et Margrét, son épouse prise au piège de la vie, qui un jour a reçu la visite de la mort, et pour qui « certains jours sont des blocs de pierre qu’elle peine à soulever ». Les pages dédiées à cette femme douée d’une imagination trop grande pour l’existence étriquée qui lui échoit sont parmi les plus belles du livre. Comme elle, son petit-fils Ari fait l’expérience de l’effondrement face au quotidien. Il explose un jour, lors d’une crise qui modifie la trajectoire de son existence. Il en est de même pour ce pasteur qui, contemplant la fuite du bonheur, tente de faire face au désarroi en donnant des coups de pieds furieux dans la porte de l’église, bloquée par le gel. Chacun, à chaque époque, est infiniment seul avec la somme de ses défaites, regrets, pertes. Solitude et accablement encore plus pénibles le matin, au réveil, lorsque la sortie des songes nous laisse particulièrement vulnérables :

Et il est vrai qu’à l’aube, nous ressemblons parfois à une plaie ouverte.

L’auteur décrit avec une justesse époustouflante le cheminement de la mélancolie, de la dépression dirait-on aujourd’hui, les tragédies silencieuses et monotones qu’il faut surmonter pour continuer à vivre. Mais il chante aussi l’amour, le désir, un érotisme corporel animé par l’émotion. Il montre combien il est difficile d’aimer, de trouver puis de conserver ce lien qui unit à l’autre et chasse les ténèbres ; comment malgré tout ces dernières gagnent souvent, à l’usure. Et pourquoi, néanmoins, il ne faut jamais cesser, toujours recommencer, car le seul péché mortel est de ne pas avoir aimé assez…

Le ton du roman est très personnel, porté par ce narrateur dont on se demande parfois qui il est vraiment, tant il semble tout savoir et parler jusqu’au nom des morts, voix immémoriale contre l’oubli, contre le silence qui tue plus sûrement que le temps.

Car il en va ainsi, tous les événements passés, qu’ils soient petits ou grands, laideur ou beauté, les rires et les caresses, tout cela est tôt ou tard mis sur la touche, condamné à l’oubli, condamné à la mort et à l’effacement, uniquement parce que plus personne ne se le rappelle, parce que plus personne n’y pense ou ne l’honore, c’est ainsi que tout ce que nous avons vécu se voit peu à peu réduit à néant, à une chose qui n’est même pas de l’air, et c’est si douloureux, c’est un tel gâchis qu’on en perd de vue le sens de la vie.

Le roman se clôt sur une révélation. Une révélation pour les personnages, en tout cas, car nous, lecteurs, avions compris ce qui échappait aux spectateurs et acteurs de l’histoire. N’en est-il pas souvent ainsi ? Ne sommes-nous pas aveugles aux événements de nos existences, prisonniers de notre esprit, à jamais séparés du réel comme d’autrui par le voile trompeur de nos réflexions ?

Lettres d’un poète du siècle

Correspondances, de Valence Rouzaud, Paris, Thierry Sajat, 2012.

Correspondances, de Valence Rouzaud, Paris, Thierry Sajat, 2012.

L’auteur m’a envoyé cet ouvrage et je l’en remercie. Il est toujours délicat de faire la critique d’un envoi, car on craint de froisser ou de sembler ingrat. Mais j’avais été claire : je serais sincère dans ma recension, comme je le suis toujours. Voici donc, en quelques lignes, mon avis sur ce recueil de lettres rédigées au cours d’une quinzaine d’années (jusqu’à leur publication, en 2012).

Je commencerai par émettre quelques regrets quant à l’objet livre lui-même : le volume n’est pas très élégant et, surtout, le travail éditorial (correction, typographie, mise en page) est largement insuffisant. C’est dommage, car cela nuit à la mise en valeur des textes. Mais assez parlé du contenant. Concentrons-nous sur l’écrit.

Valence Rouzaud est un poète contemporain, peu prolifique mais habité par sa mission – sa vocation même. Les lettres ici rassemblées constituent à la fois un manifeste et un art poétique :

Choisir un mot, l’aimer passionnément, retrouver son essence et le relier à d’autres : voilà mon travail, mon apothéose. Rien de plus, rien de moins – et rien d’autre.

Elles s’inscrivent dans la tradition épistolaire littéraire, en ce sens que, même lorsqu’elles sont adressées à un individu identifié, elles ont une qualité universelle qui trahit leur destination publique ; elles ont d’ailleurs paru dans des revues avant d’être réunies dans ce recueil.

Qu’y lit-on ? Un portrait en creux de l’auteur en poète rebelle, un peu désabusé ; une critique du monde de l’édition et des médias dominants, teintée d’amertume et tendant à la déploration (l’auteur regrette manifestement d’être trop peu lu) ; enfin, une réflexion sur l’acte poétique, au sens étymologique.
Valence Rouzaud compose ses lettres en poète, jouant avec les mots, les sens. Les figures de style abondent, notamment celles, telle la métaphore, permettant la mise en relation du concret et de l’imagé. Elles édifient un univers mental original où nous sommes conviés le temps de la lecture. L’auteur multiplie également les formules frappantes ou les maximes personnelles. Trop, à mon goût : l’accumulation me les rend moins brillantes, comme des diamants jetés au milieu d’un amoncellement de pierres rutilantes. Il n’en reste pas moins que les pensées qu’elles véhiculent suscitent la réflexion. Les formules les plus simples me paraissent parfois les plus riches. Par exemple : « Le poème comme le rêve, c’est personnel.» Un véritable sujet de dissertation !
Intéressantes aussi, les lettres où s’épanouit l’évocation des poètes qui ont les faveurs de l’auteur : Musset, au premier plan, Verlaine, Rimbaud, Baudelaire ou encore Nerval, à propos duquel il écrit joliment :

Une nuit il se pend, signifiant que l’art poétique est la forme ultime du vécu.

Dans un style où l’afflux de sens l’emporte souvent sur la chair des mots (perception subjective, je vous l’accorde), c’est ainsi une vision singulière de la poésie et du monde qui est livrée au lecteur. Une pensée qui refuse le compromis. La compromission. Affirmant son idéal et clamant l’infinie supériorité de l’âme poétique libre sur une société engoncée dans la médiocrité et le prêt-à-penser. Sur ce point, nous ne pouvons que suivre l’auteur…

Le deuil écrit de Mallarmé

Je ne peux pas croire
à tout ce qui s’est passé —
———— Le
recommencer en
esprit au delà —
l’ensevelissement
etc  —
(Feuillet 147)

Tombeau

Pour un tombeau d’Anatole, de Stéphane Mallarmé, édité et présenté par Jean-Pierre Richard, Paris, Points, 2006.

 En 1879, Stéphane Mallarmé connaît l’invraisemblable douleur de perdre son fils Anatole, âgé de 8 ans. Fidèle à lui-même, le poète ne fait rien d’ostentatoire. Mais il travaille, en secret, à un tombeau, œuvre littéraire chargée d’offrir à l’enfant l’immortalité, parallèlement à la survie qu’il a déjà acquise à travers la peine (et donc le souvenir) sans cesse renouvelée dans le cœur de ses parents. Parents qui, Mallarmé l’écrit, le rejoindront finalement dans la concession du cimetière de Samoreau, où il a été enseveli.

Je ne dirai que quelques mots de ce texte, car sa découverte doit demeurer individuelle, selon moi. Parce que, aussi, la pudeur de Mallarmé, qui ne souhaitait pas que ces notes fussent connues, encore moins publiées, m’incite à une certaine retenue.

Ce « tombeau » inachevé, ce sont des mots, des idées jetés sur 202 petits feuillets réunis dans une enveloppe rouge et publiés pour la première fois en 1961 par Jean-Pierre Richard. Tentatives mallarméennes s’il en est de conjurer la mort et le néant, de les vaincre en redonnant une forme d’être à celui qu’ils ont ravi. On ignore pourquoi l’œuvre projetée (un long poème en trois temps ? Une pièce ?) n’a jamais été terminée. On peut émettre des hypothèses, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse ici. L’édition de ces feuillets de brouillon constitue en soi un objet suffisant. Elle révèle les dessous du processus créatif, rappelle les obsessions, souligne la méthode de l’incomparable poète. Et dit, évidemment, une douleur infinie, qu’il s’agit d’utiliser afin de perpétuer le précieux disparu. Que la pensée prenne le relais d’une chair trop fragile ! Le choix des mots, celui de la mise en page aussi est souvent signifiant. La seconde indique de temps à autre plusieurs niveaux de lecture. Oh, bien sûr, certaines pages semblent ne donner que des mots dont la signification exacte, les implications échappent au lecteur, faute de contexte et de développement logique. Mais il y a également des fulgurances, d’une simplicité essentielle qui dit, sans vaines fioritures.
Agité de sentiments violents qui affleurent parfois, telle la culpabilité, Mallarmé élabore toute une construction mentale destinée à imposer un sens au décès scandaleux (qui choque et horrifie) et à l’annuler, non dans la réalité, mais dans l’idéal. Sa souffrance, plus particulièrement les larmes versées, sont l’un des moyens d’atteindre cet objectif, dans la mesure où elles élèvent le regard/esprit :

vision
sans cesse épurée
par mes larmes
(Feuillet 151)

Lire ces fragments – de préférence après avoir pris connaissance de la solide introduction accompagnant leur édition, afin d’en mieux pénétrer les profondeurs multiples – est émouvant et singulièrement prenant. Car d’un côté on y reconnaît le génie mallarméen, et de l’autre, face à l’expression d’émotions à vif, on ne peut que compatir (au sens plein, de nouveau). Le deuil n’est-il pas notre triste lot commun ?

De la littérature et autres choses : entretien avec Jón Kalman Stefánsson

Avec un certain retard, voici enfin mis en ligne l’entretien réalisé en compagnie de Jón Kalman Stefánsson et de son traducteur et interprète, Éric Boury, lors de la 29e édition de la Comédie du livre de Montpellier. Pour ceux qui ne connaissent pas encore l’œuvre sublime du romancier islandais, vous trouverez une brève critique de sa trilogie romanesque ICI. Si vous voulez écouter l’entretien (je vous le conseille, l’islandais est une langue magnifique !), c’est ICI. Sinon, en voici une transcription.

 

Avec Jon Kalman Stefansson et Eric Boury, Montpellier, le 24 mai 2014.

Avec Jón Kalman Stefánsson et Éric Boury, Montpellier, le 24 mai 2014.

Chryseia : Jón Kalman Stefánsson, Éric Boury, bonjour. Jón Kalman, en France, vous êtes essentiellement connu pour une trilogie romanesque : Entre ciel et terre, La Tristesse des anges et Le Cœur de l’homme ; nous allons donc d’abord parler de cette œuvre, si vous le voulez bien. Tout d’abord : comment est né ce roman, d’où vous est venue l’idée première de la trilogie dans son ensemble ?

Jón Kalman Stefánsson : La manière dont tout cela a commencé, l’écriture de cette trilogie ? Au départ, je voulais écrire un livre, un seul livre, et un livre tout à fait différent de ce qu’est devenu Entre ciel et terre. Ce qui rend la littérature et l’écriture intéressantes et même fascinantes, presque magiques, c’est qu’elles ne sont pas prédictibles. On ne peut jamais prédire l’écriture. Je pense que si on réussit, quand on écrit un livre, à le préparer entièrement, à l’organiser entièrement avant même de l’écrire, c’est-à-dire à faire un plan tout à fait précis, et qu’on suit ce plan, et qu’on réussit à le mener à terme sans rien changer, alors on assassine la littérature et la poésie.

C. : À propos de poésie justement : en France, on associe presque toujours votre écriture à celle d’un poète. On parle du roman d’un poète, d’un romancier poète, etc. Est-ce que ce mélange des genres (prose poétique / prose romanesque) est commun en Islande ? Êtes-vous conscient de cette écriture très poétique ?

J.K.S. : On dit parfois que le roman nordique (ou scandinave) se caractérise par sa mélancolie. C’est à la fois vrai et, en même temps, une connerie sans nom. Mais nous avons des géants en Scandinavie, comme Steen Steensen Blicher, un écrivain danois, et Knut Hamsun, un écrivain norvégien, qui tous deux écrivent en usant de perceptions poétiques, sur un ton poétique. Je pense que le roman poétique ou à tonalité poétique n’est pas du tout peu fréquent en Islande, on en trouve. Ce n’est pas une forme de roman exceptionnelle.
Si j’écris de la manière dont j’écris, c’est tout simplement parce que c’est comme ça que je pense. C’est comme ça que je vois le monde. Mais en même temps, en tant qu’auteur, il y a autre chose : on essaye toujours de trouver de nouveaux moyens, de nouvelles techniques pour cerner et décrire le monde. Et ça, on le fait en recourant aux techniques narratives ainsi qu’aux techniques poétiques, c’est-à-dire celles initialement propres à la poésie elle-même.

C. : La poésie et puis les mots, les mots que vous choisissez. Dans vos romans, vous faites des mots des agents à la fois salvateurs – qui aident à vivre – et destructeurs – qui causent la mort. En tant qu’écrivain, comment qualifieriez-vous votre rapport aux mots ? À l’islandais en général, peut-être, et aux mots en particulier ?

J.K.S. : Les mots, c’est la seule arme qui soit à la disposition des poètes et des écrivains. La relation avec les mots est très particulière, car ils sont à la fois notre seule arme et nos ennemis principaux. En tant qu’écrivain, on doit placer toute notre confiance dans les mots et en même temps constamment les mettre en doute. Je pense qu’il est très important de toujours garder cela à l’esprit, de toujours se rappeler que les mots sont tout, mais qu’en même temps, ils sont susceptibles de vous trahir. Le langage est susceptible de vous trahir. C’est pour cela que l’on essaye toujours d’aller plus loin avec la langue, de la pousser dans ses derniers retranchements, entre autres en utilisant des procédés poétiques et narratifs.

Quant à la langue islandaise, c’est ce qui fait de nous une nation. C’est aussi simple que cela : nous sommes islandais parce que nous parlons islandais.

C. : À propos de la dimension temporelle à présent. Quand on lit vos romans, on a l’impression de partir pour un long voyage. Le temps semble dilaté. Pensez-vous que c’est nécessaire à l’épanouissement de la pensée, à son développement ? En fait, c’est très loin du monde actuel où tout est urgent, où l’on n’a pas le temps de penser. Dans vos romans, on a l’impression que les personnages peuvent développer leur réflexion.

J.K.S. : En réalité, je n’ai jamais vraiment compris les concepts que sont présent, passé et avenir. Pour moi, il n’y a qu’une forme de temporalité, c’est l’existence humaine, la vie d’un être humain. Et nous, nous oublions assez souvent, voire constamment, qu’en fait nous vivons dans plusieurs temps à la fois, dans plusieurs époques à la fois. Parce que nous avons à l’intérieur de nous, de nos consciences, d’immenses lacs, voire des océans de souvenirs. Ce qui signifie que le passé, notre passé a constamment une influence sur nous, sur ce que nous sommes ici et maintenant. Le passé ne passe jamais, il ne disparaît jamais.

C. : À propos de passé, de souvenirs et d’oubli : dans vos romans, on a l’impression que la mort est avant tout l’oubli des vivants : on meurt vraiment quand les vivants vous oublient. Quelle est votre perception de la mort en général ? Est-ce qu’il s’agit juste de cet oubli, ou est-ce autre chose ?

J.KS. : Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours beaucoup pensé à la mort. Je pense que c’est lié à ma nature d’une part, et aussi au fait que ma mère est morte quand j’étais enfant. J’ai toujours eu beaucoup de difficultés à accepter que la mort soit un phénomène qui enlève un être humain de la surface de la terre de manière définitive. En réalité, à chaque fois que j’écris, j’écris pour comprendre ce qu’est la mort, pour percevoir ce qu’il y a au-delà de la mort, pour essayer de trouver des réponses. Évidemment, ce sont des essais et une quête désespérés, mais j’essaye quand même de forcer la mort à me dire ce qu’elle est – ou plutôt ce qu’il est, car la mort est un nom masculin en islandais.

C. : Après la mort, revenons à la vie, et plus particulièrement à la nature, cette force de vie suprême. Dans vos romans, on sent bien que l’homme est lié à la nature, il fait partie d’elle. Peut-être a-t-on trop tendance à l’oublier dans le monde contemporain. Est-ce que le fait d’être islandais, d’être dans cet environnement particulier et assez rude qui est celui de l’Islande vous a rendu plus sensible à ce lien, ce partage d’existence entre l’homme et la nature ?

J.K.S. : Oui et non. L’Islande est un pays extrêmement moderne. Nous sommes très occupés par les ordinateurs, les nouveautés techniques. Nous sommes plongés dans l’informatique, Internet et compagnie. Comme dans tous les pays occidentaux riches, dont l’Islande fait partie, cette prospérité, ce bien-être et le recours massif à la technique ont eu pour effet de nous éloigner de la nature. La technique et la technologie sont des choses merveilleuses, elles permettent de rendre le monde meilleur, ou en tout cas de nous le rendre plus confortable. Ce qui est assez inquiétant en revanche, presque menaçant, c’est que nous, en tant qu’êtres de raison, nous ne parvenons plus vraiment à maîtriser l’évolution des techniques. D’une certaine manière, on n’a plus le choix. Si l’on est confronté à une nouvelle technologie, on ne peut pas dire : « Non, non, on ne fait pas cela car ce n’est pas bon pour la vie. » On est obligé de l’accepter, d’accepter l’émergence des nouvelles technologies. On le voit en Islande comme partout ailleurs. Plus le temps passe et plus nous nous éloignons de la nature, ou plutôt plus la nature est loin de nous.

C. : Est-ce pour cette raison que vous avez choisi d’écrire un roman qui se passe à l’extrême fin du XIXe siècle ? Est-ce pour revenir à un temps où la nature et l’homme étaient indéfectiblement liés ?

J.K.S. : C’est peut-être une des raisons. J’avais peut-être envie de raviver le souvenir d’une époque où l’homme était aussi lié, aussi dépendant de la nature qu’il l’est aujourd’hui de la technique. Mais l’une des raisons aussi pour lesquelles j’écris sur le passé, c’est parce que si nous oublions le passé, alors nous détruisons en même temps notre futur. Cela dit, je précise toujours que pour moi, ces romans (ceux de la trilogie) ne sont pas des romans historiques, mais simplement des romans.

C. : Une dernière question : est-ce que d’autres traductions françaises de vos œuvres sont prévues ? Car vous n’avez pas écrit que ces trois romans, mais ce sont les seuls actuellement disponibles en français. Alors, peut-on en espérer d’autres ?

J.K.S. : Avant d’écrire Entre ciel et terre, j’avais écrit six romans ; et après la parution de la trilogie, j’ai publié en Islande un roman à l’automne 2013. Mais comme mon traducteur est le meilleur traducteur du monde [il s’agit bien entendu d’Éric Boury !], il a tellement de choses à faire qu’il ne peut passer son temps à me traduire moi ; il n’y a pas que moi. Mais j’ai cru comprendre que mon dernier roman, Les poissons n’ont pas de jambes ou Les poissons n’ont pas de pieds, devrait paraître à la fin de l’année prochaine en France.

C. : Jón Kalman Stefánsson, Éric Boury, merci beaucoup !

 

Avec Éric Boury et Jon Kalman Stefansson, Montpellier, 24 mai 2014.

Avec Éric Boury et Jón Kalman Stefánsson, Montpellier, le 24 mai 2014.