Découvrir Ovidie en ses mots

La chair est triste hélas d’Ovidie, Julliard, 2023

Je le confesse, j’avais d’Ovidie une image préconçue, tirée d’on ne sait où (je ne l’ai jamais entendue parler, n’ai jamais vu ses films ou documentaires, et, jusqu’à ce jour, ne l’avais jamais lue). Son nom circulait dans les médias, j’ai probablement entendu ses partisans et détracteurs la mentionner quelquefois, et cela a suffi pour que je me la représente comme une ex-actrice porno féministe au parler cru, ennemie de l’amour tel que je le conçois et des hommes. En somme, quelqu’un qui a priori ne m’intéresse pas et que je n’ai jamais eu envie de découvrir. C’est fou comme on disqualifie vite les gens, n’est-ce pas ?

Pour mon anniversaire, cette année, on m’a offert La chair est triste hélas. J’étais un peu dubitative, et il a attendu trois semaines sur ma pile de livres à lire, dans mon salon, jusqu’à ce que, ce dimanche 25 février, je décide d’en faire ma lecture du jour.

À peine avais-je lu quelques pages que j’étais obligée de réviser mon jugement. Certes, je ne partage pas toutes les idées d’Ovidie, c’est le moins que l’on puisse dire. Sa propension à assener des affirmations péremptoires et à en tirer des conclusions sans appel, sur les hommes et l’hétérosexualité, me hérisse. Ainsi quand elle écrit :

Hop, tous dans le même sac. Je ne peux m’empêcher de trouver cela excessif, de même que je juge insupportable les assertions si répandues dans notre société qui mettent toutes les femmes dans le même panier. Ovidie juge en fonction de son vécu et des réflexions qu’elle en a tirées, et c’est évidemment son droit, mais si je fais de même, je ne parviens pas à un constat aussi absolu. Je m’interroge alors : n’a-t-elle pas eu de chance avec les hommes, ou plutôt, car ce n’est jamais vraiment une question de « chance », n’a-t-elle, pour une raison difficile à éclaircir, attiré et été attirée que par des hommes de ce type ? Je ne nie pas leur existence, j’en ai pour mon malheur connu, car visiblement ils m’attirent moi aussi, sur un plan inconscient bien sûr, mais je ne crois pas que l’intégralité de la gent masculine fonctionne sur ce mode univoque.

D’autres remarques ne m’ont pas tant énervée qu’attristée, par leur nature désespérée, comme lorsqu’elle évoque cette peur d’être violée dans son sommeil – car elle l’a déjà été. Ou encore, quand, après avoir dépeint un monde des relations hétérosexuelles particulièrement navrant, elle explique :

Je pourrais avoir écrit cette phrase, mais à propos des interactions professionnelles et sociales, et non de la relation amoureuse. Le dégoût de la société dans laquelle je vis, avec ses valeurs si éloignées des miennes, sa laideur, sa violence et sa bêtise, m’ont depuis longtemps poussée à une forme de repli dans un univers qui m’est particulier mais où, hélas, je suis bien seule. J’y vois un échec, un choix par défaut, une solution de survie, mais certainement pas un état enviable.

Passons.

Malgré ce qui me paraît donc parfois excessif et biaisé dans l’argumentation, j’ai apprécié l’intelligence indéniable de l’autrice, par exemple, quand elle analyse finement les rapports qui régissent les relations entre les femmes elles-mêmes, entre soutien, jalousie et rivalité, ou dresse le tableau peu reluisant de la situation sociale et professionnelle des femmes, jugées selon des critères ineptes et qui ne sont pas appliqués aux hommes. J’aime sa façon d’aborder des dizaines de sujets au fil de sa pensée, avec toujours un point de vue incisif, qu’on peut vouloir contester, mais qui n’est jamais fondé sur du vent. Elle parle de ce qu’elle connaît. On ne peut pas en dire autant de tout le monde… Admirable aussi, son aptitude à l’introspection et à l’autoréflexion, que je connais parfaitement : je fonctionne de la même manière, m’observant autant que j’observe les autres, bizarre anthropologue perpétuellement sur le qui-vive. Grâce à tout cela, le livre est extrêmement stimulant et suscite un véritable feu d’artifice dans le cerveau du lecteur. Comme toujours lorsqu’un ouvrage m’intéresse, j’ai éprouvé l’envie de parler à l’autrice, de débattre avec elle de ces questions de la féminité (construite par et pour les hommes ?), de la séduction, du désir, du besoin de contact physique, du rapport corps-esprit, etc. Confronter nos points de vue en respectant celui de l’autre. À défaut de pouvoir le faire, j’argumentais et contre-argumentais mentalement, au fil des pages. Oui, parfois, le dédoublement de personnalité me guette.

Ovidie expose sa façon de voir et de vivre les choses, quelque peu brutalement, sans se préoccuper de plaire ou de persuader par une rhétorique subtile. Elle nous oblige à sortir de notre zone de confort (si l’on n’est pas, a priori, du même avis qu’elle), ce qui est toujours salutaire sur le plan intellectuel. Et puis, il est apparu que même dans un discours apparemment fort éloigné du mien, il existe des points de rencontre. Des phrases dont je me suis dit : oui, c’est exactement cela, ou dans lesquelles je me suis reconnue, comme lorsqu’elle écrit, lucide et désabusée :

Sans doute est-ce une dérive narcissique : je trouve agréable de me reconnaître dans un écrit ; j’y vois aussi, plus généreusement, le réconfort qu’on trouve à prendre conscience qu’on n’est pas seul à éprouver ou vivre ou penser telle ou telle chose. Sa vision de l’amour, du sentiment ou plutôt de l’état amoureux, à ma grande surprise, est ainsi extrêmement proche de la mienne ; la seule différence (majeure) est qu’elle le fuit, faisant preuve finalement d’un sain instinct de conservation, tandis que j’y aspire toujours, comme une héroïne romantique ou fin de siècle incapable de se délivrer d’un charme morbide auto-infligé. Son approche du suicide aussi concorde avec la mienne. Et puis, elle cite à ce sujet mon cher Jacques Rigaut, c’est un signe !

Notons pour finir que le style de l’autrice est fort à mon goût, et que le travail d’édition et de correction du texte a été soigné, ce qui est de plus en plus rare. Les trois derniers romans que j’ai lus, publiés par de grandes maisons (Grasset, Christian Bourgois et le Seuil), étaient truffés de fautes, de mots manquants, d’erreurs typographiques, et souffraient visiblement d’un manque de travail éditorial – ou d’un correcteur peu doué. C’est une tendance générale, depuis des années. Or, ici, divine surprise : le texte est propre (c’est-à-dire, bien édité et corrigé), presque aucune erreur n’interrompt la lecture, on n’a pas le sentiment d’un travail bâclé. Cela devrait être la norme, me direz-vous, mais, croyez-moi, cela devient l’exception. Merci donc aux éditions Julliard !

En somme, je recommande vivement la lecture de cette chair indubitablement triste mais savoureuse pour qui s’intéresse à la sexualité, aux relations amoureuses et, plus généralement, à l’évolution de notre société. Les amateurs de récits à la première personne seront également ravis par cette subjectivité franche et assumée. Ce livre rappelle que l’écriture peut être l’occasion d’un dialogue, par-delà les murs de la solitude plus ou moins consentie qui nous tient captifs.

Des nouvelles du quotidien

Or, plus rien ne m’attend, et peut-être, après tout, que rien ne m’a jamais attendue nulle part, et c’est ce qui expliquerait tout ce qui m’est arrivé jusqu’ici, ou plutôt ce qui ne m’est pas arrivé. Il y a probablement des vies pour rien, comme des mesures pour rien.

Sans alcool, d’Alice Rivaz,
Zoe Poche, 2020.

D’abord, on est attiré par l’irrésistible couverture de ce petit volume impeccablement imprimé par Corlet, imprimeur dont j’apprécie décidément le travail. Illustration rétro, une femme et un homme qui se tournent le dos, comme un fossé entre eux.

Ensuite, en parcourant la quatrième de couverture, on apprend qu’on tient entre les mains un recueil de nouvelles où se déploie la comédie humaine, marquée par les inégalités (de classe, de genre). S’agirait-il de surfer sur la tendance du féminisme ? L’éditeur y a probablement songé. Mais on pardonnera volontiers cet opportunisme – le terme est sans doute un peu fort – tant l’œuvre mérite cette mise en lumière.

D’Alice Rivaz (1901-1998), écrivaine suisse, vaudoise plus précisément, je connaissais le nom, sans avoir jamais rien lu d’elle. Quelle sottise ! J’ai découvert un auteur remarquable. Langue sobre mais indéniablement travaillée, justesse et délicatesse dans l’observation des êtres et de leurs sentiments, art de la narration, tout est réuni pour offrir une lecture exquise. La mélancolie qui enveloppe tous ces récits de vies ordinaires, pleines de petits événements insignifiants et pourtant destructeurs, m’a fait revenir en mémoire certaines pages de Flaubert ou Maupassant. Alice Rivaz ne tourne jamais en dérision ses personnages, elle n’ironise pas sur leurs drames infimes et ravageurs tout à la fois ; avec une obstination discrète, elle peint, nouvelle après nouvelle, une fresque douce-amère où chaque cas particulier reflète l’entière condition des classes les plus modestes, hommes et femmes confondus.

Ce n’est pas gai, c’est mieux : vrai, touchant, et lucidement désespéré.

Beauté et oppression

Beauté fatale, de Mona Chollet, Paris, La Découverte, 2015.

Dans cet essai intelligent et militant qui date hélas déjà un peu (il a paru en 2012), la journaliste Mona Chollet aborde un sujet tout à la fois immense, rebattu et néanmoins méconnu dans le fond : celui de l’aliénation liée à la beauté, celle exigée par les médias, la société, celle que recherchent maladivement les femmes (et, de plus en plus, les hommes), celle qui souvent les conduit à se haïr, se maltraiter, s’angoisser.

On pourrait de prime abord estimer que le trait est outré, le propos biaisé par une vision orientée. Oui mais… L’auteure développe une argumentation solide, appuyée sur de nombreuses analyses, nourrie de sources diverses. Hostile dès l’introduction à celles et ceux qui sont pourtant généralement perçus comme des figures de proue du féminisme (par exemple, Élizabeth Badinter ou Mona Ozouf) mais qui, selon elle, tiennent en réalité un discours rétrograde d’autant plus pervers, critiquant le féminisme à la française et saluant plutôt le modèle américain, fréquemment présenté chez nous sous un jour caricatural, Mona Chollet n’y va pas avec le dos de la cuiller, si vous me permettez l’expression. Parfois, son ton cinglant pourra donner aux lecteurs et lectrices le sentiment d’être jugés, condamnés, ou même pris pour des idiots incapables de résister aux diktats que leur impose la société. La lectrice se sentira peut-être culpabilisée, faible, se reconnaissant dans ces figures de femmes qui, plus ou moins consciemment, ont été prises dans le filet des stéréotypes et ont contribué à les entretenir, croyant agir dans leur intérêt propre, d’ailleurs, et non dans celui d’un ordre masculin dominant. Je me suis moi-même ici et là révoltée contre les assertions tranchantes comme du verre. Il n’en reste pas moins que ce livre, telle une gifle, force à ouvrir les yeux, à penser autrement ce que l’on croyait être « naturel », choisi, voulu, décidé en toute conscience et liberté. Il propose des analyses intéressantes (par exemple, de la série Mad Men, qui n’est pas un éloge du sexisme et des jolis vêtements, comme on a souvent pu le dire), scrute l’univers de la mode et du luxe (écornant au passage le capitalisme et le pouvoir absolu de l’argent dans notre culture), décrypte en un mot les rouages d’un système ancien, parfaitement huilé et profondément nocif pour les femmes. La journaliste explique ainsi, en reprenant les études de Susan Bordo, que l’anorexie est la plupart du temps un « désordre culturel » et non un simple trouble du comportement alimentaire. Elle effrite les thèses affirmant que la chirurgie esthétique permet aux femmes de se sentir mieux, d’avoir une meilleure image d’elles, et fait donc œuvre féministe, en rappelant que si ces femmes ont besoin de se sentir mieux, c’est précisément parce qu’elles croient devoir se conformer à un certain modèle, de plus en plus inaccessible et inhumain, qui leur impose d’être autres.

Certaines phrases, reflétant sans doute une pensée sincère de l’auteure, paraissent naïves et idéalistes, quand bien même on serait globalement d’accord avec le propos défendu. Par exemple, celle-ci :

C’est une singularité épanouie, et non la conformité aux canons en vigueur, qui fait la beauté, la sensualité, l’amour.

Dans un monde idéal où chacun parviendrait à penser et ressentir de façon parfaitement autonome et détachée, sans être influencé par le contexte socioculturel, peut-être ; mais a-t-on jamais vu un tel monde ?

En somme, cet essai est une lecture utile et stimulante, mais, bataillant sur le seul plan rationnel et intellectuel, il peinera à transformer en profondeur ses lecteurs, fussent-ils volontaires pour ce faire. C’est néanmoins un premier pas, qu’il serait souhaitable que chacun fasse.