Trafic, corruption et destruction dans l’Argentine contemporaine

Eugenia Almeida, La Casse, Métailié, 2024

Reçu dans le cadre de masse critique (sorte de concours organisé sur le site Babelio), ce roman constitue ma première rencontre avec l’autrice argentine Eugenia Almeida. Ayant à la fois un fort tropisme pour la culture et la littérature latino-américaines et une appétence pour les romans noirs ou marqués par la violence ordinaire contemporaine, j’ai été tentée par ce livre, et n’ai pas été déçue. La construction en est soignée, l’univers, maîtrisé. Le style de l’autrice (pour autant qu’on puisse en juger à travers une traduction) est résolument contemporain, phrases courtes et souvent averbales, fréquentes asyndètes, etc. Le roman, constitué de chapitres très brefs qui reflètent le rythme haletant de l’action, est bâti en grande partie sur des dialogues, et non une narration classique. On pénètre les lieux (une ville et ses quartiers plus ou moins mal famés, des habitations, une casse, un poste de police) par le biais des personnages et de leur regard plus que par des descriptions. De même, on comprend peu à peu ce qui se trame à travers leurs discussions. Pourtant, on ne peut dire que ce roman est théâtral ; il serait plutôt cinématographique.

Durant toute la première moitié du livre, l’autrice met les choses en place, patiemment, tissant les fils d’une toile qui, par sa complexité, rappelle à la fois la toile mafieuse et le tissu social qui sont au cœur de l’histoire. On est d’abord un peu perdu, le premier chapitre, notamment, commençant in medias res. Le lecteur doit s’efforcer de comprendre qui est qui, qui fait quoi. Cette mosaïque de voix est un bon miroir des existences souvent anonymes qui font, par leur accumulation, une ville moderne ; des truands, des bourgeois, des politiques, des policiers, des couples et des gens seuls, des destinées apparemment fort éloignées mais qui finissent par se croiser et, parfois, se mêler, pour le pire plutôt que le meilleur dans l’univers fort sombre d’Eugenia Almeida.

Une fois le cadre et les personnages posés, à peu près au milieu du roman, l’événement majeur, nœud et apogée de l’action tout à la fois, survient. Il y a une indéniable dimension tragique dans la manière dont le cours des événements mène inéluctablement à ce drame. L’un des personnages, fort lucide, résume assez bien la situation (et la construction du livre !) quand il explique à un jeune voyou qui n’a pas encore compris comment fonctionnait le monde très organisé dans lequel il pense pouvoir jouer un rôle : « Tôt ou tard, tu feras un truc, un truc qui te semblera peut-être innocent. Et ce truc va déclencher toute une série de malheurs. » Tout le roman consiste à cela : montrer comment un geste presque insignifiant, en tout cas, un délit sans gravité intrinsèque, conduit, par une sorte de mécanique fatale, à une catastrophe aux répercussions nationales.

Commence alors la seconde partie du roman, si l’on peut dire, qui est une course à l’abîme : dans un tourbillon vengeur, les morts se succèdent, c’est l’hécatombe, et l’autrice d’éclairer plus vivement ce qui unit les personnages, ainsi que les dessous peu reluisants d’une hiérarchie du crime qui, de la tête de l’État aux quartiers déshérités, fait des êtres des pions dont on se débarrasse sans états d’âme. On observe avec un réel intérêt l’engrenage qui broie les personnages, et ce qui aiguillonne les uns et les autres : cupidité, soif de pouvoir, vengeance, jalousie, bêtise… Autant dire que rien n’est gagné pour les quelques personnages honnêtes, bienveillants et innocents que l’on croise dans cette ville malade. Je mentionnerai pour finir une des réussites de l’autrice dans cette partie : sa façon de jouer assez finement sur la manière dont les faits (connus du lecteur) sont transposés dans le discours des médias, de manière édulcorée, mensongère ou lacunaire, volontairement – ne pas relier les événements permet d’épargner les autorités et de taire le caractère systémique du problème –ou par méconnaissance de l’ensemble du tableau.

En somme, Eugenia Almeida est indéniablement douée pour bâtir une intrigue solide, créer des personnages à la fois typiques et néanmoins dotés d’une épaisseur psychologique. Elle peint à grands traits des destins réalistes sous ces oripeaux fictifs. C’est sans doute un des points forts de ce livre, qui offre un réquisitoire contre la corruption gangrenant une partie de la vie politique et sociale argentine (mais pas seulement…). Le fait que certaines zones troubles le demeurent est à mon sens une autre qualité, de même que le refus des explications faciles et de la morale toute faite. Évidemment, ceux qui cherchent un happy end ou des lendemains qui chantent pour les gentils n’y trouveront pas leur compte… Comme dans la vraie vie ?

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