Vie et mort d’un surréaliste

L’Amour égorgé, de Patrice Trigano, Éditions Maurice Nadeau, 2020

L’Amour égorgé. Voilà un titre intrigant qui ne pouvait que m’attirer. Lapidaire, violent, flirtant avec l’oxymore. Qu’est-ce donc que ce livre ?

Eh bien, pas un roman d’horreur – navrée de décevoir les éventuels amateurs du genre. Non, il s’agit d’une biographie romancée ; je veux dire par là que Patrice Trigano, tout en s’appuyant sur des éléments connus et documentés de la vie de son « personnage », s’immisce aussi dans ses pensées supposées et imagine ses réactions, ses émotions. Il ne s’en cache d’ailleurs pas, dès l’exergue, puis, me semble-t-il, dans ce passage, qui souligne la valeur de son travail dans la lutte contre l’oubli :

Il est tout de même regrettable, se disait-il, qu’une vie se résume à deux ou trois historiettes à l’intérêt douteux contées par un intervenant qui ne cherche qu’à se faire valoir. Qu’y faire ? Quoi qu’il advienne, le temps fait son travail d’érosion et les souvenirs s’opacifient. Il faut alors combler les manques. On invente, on ajoute, on retranche. Puis l’on attend encore un peu et l’on décide que le temps est venu de faire basculer un nom dans la poubelle de l’oubli.

René Crevel, né avec le siècle et mort en 1935, a connu l’existence tumultueuse, brève et tragique d’un certain nombre de ses contemporains. Le rapprochement avec Jacques Rigaut, par exemple, se fait aisément. Sa trajectoire, quoique parfaitement unique, reflète bien souvent celle d’une génération, qui eut 20 ans au sortir de la Première Guerre mondiale, et dut faire face à un monde à réinventer suite au cataclysme.

Après une jeunesse marquée par le traumatisme de la découverte du corps du père, pendu, alors qu’il a 14 ans, et une relation très difficile avec une mère haineuse, le jeune René prend précocement conscience de son attirance pour les hommes (les psychanalystes s’en donneront à cœur joie) – la suite lui révélera qu’il est en fait bisexuel, et avant tout homme de passion. Révolté et, comme tant d’autres alors, en quête d’une rénovation/révolution dans tous les domaines (arts, mœurs, politique, etc.), il fréquente le Paris de la jeunesse bourgeoise et bohème et des artistes volontiers provocateurs, en qui il se reconnaît. Sans surprise, il s’associe d’abord aux dadaïstes, puis rejoint le groupe des surréalistes. Il est aujourd’hui moins connu sans doute que ses compagnons, Tzara, Breton, son mentor, Aragon, Éluard, Artaud, ou Nancy Cunard, pour ne citer qu’eux, mais cette biographie rappelle combien son chemin a croisé les leurs en un tourbillon incessant.

Tristan Tzara, Paul Éluard, André Breton, Hans Arp, Salvador Dalí, Yves Tanguy, Max Ernst, René Crevel et Man Ray.

L’accumulation –  qui pourrait paraître excessive de prime abord – des noms de personnalités au fil des pages permet de transcrire l’étourdissante effervescence de l’époque ; quand on la compare à la nôtre, on reste songeur… De manifestes en coups d’éclat, de querelles d’ego en floraison artistique, de Paris au Berlin qui veille l’agonie de la République de Weimar, sans oublier la Catalogne où Gala et Dalí évoluent dans un monde par eux recréé, les artistes du temps vivent selon leur façon de penser, alors que, partout en Europe, la menace fasciste croît (le lien avec les événements historiques est assez ténu dans le livre, c’est dommage). Crevel, affligé de tuberculose, tente plus encore que les autres peut-être de vivre intensément. Les passages relatifs à sa maladie (cures en sanatorium, opérations, espoirs et rechutes), sont particulièrement intéressants, et d’autant plus poignants que Crevel est jeune lorsqu’il subit tous ces maux : pensez qu’à 32 ans, lors d’une grave rechute, tandis que les bacilles prennent possession de tout son corps, il doit endurer des abcès, puis l’ablation des côtes, méthode que l’on employait alors en dernier recours. Son suicide, en 1935, est celui d’un homme torturé, épuisé, et désireux, probablement, de s’offrir la seule liberté qui lui reste : celle de mourir de sa propre main.

Ce livre donne envie de se replonger dans cette folle époque, de relire les textes et de redécouvrir les créations plastiques de tous ceux qui ont surgi au cours de notre lecture. On pourra regretter que l’auteur parle finalement assez peu des œuvres (c’est tout particulièrement vrai de celles de Crevel lui-même, quasi invisibles dans cette biographie !), préférant se concentrer sur les personnes et leurs relations sociales. Libre à chaque lecteur de poursuivre la découverte à son gré.

La vie d’une icône

Lizzie Siddal. The Tragedy of a Pre-Raphaelite Supermodel, de Lucinda Hawksley, André Deutsch, 2004.

Lizzie Siddal. The Tragedy of a Pre-Raphaelite Supermodel, de Lucinda Hawksley, Londres, André Deutsch, 2004.

Tombée très jeune sous le charme des préraphaélites, j’ai d’abord aimé et admiré Rossetti et Burne-Jones. Puis j’ai fait la rencontre d’une jeune femme aux cheveux flamboyants : Elizabeth Eleanor Siddal (1829-1862).

Modèle mythique de l’incomparable Ophelia de John Everett Millais, compagne puis épouse du génial et complexe Dante Gabriel Rossetti, Elizabeth Siddal aurait pu ne demeurer qu’une jolie créature parmi d’autres, une muse célébrée pour sa beauté, comme la pulpeuse Fanny Cornforth, autre modèle et maîtresse de Rossetti. MAIS : Elizabeth était elle-même une artiste, et une femme intelligente. De plus, sa vie tient du roman romantique, à un point qui laisse rêveur. Enfin, comme si sa mort précoce (elle décède à 32 ans) ne suffisait pas à asseoir sa légende, un épisode dont on aurait dit, s’il avait été inventé par un écrivain, qu’il était invraisemblable lui assura la postérité : sept ans après son décès, son corps fut exhumé à la demande de Rossetti, qui souhaitait récupérer l’unique exemplaire d’un carnet de poèmes qu’il avait, dans son désespoir premier, enterré avec elle ! Un rebondissement post mortem digne de cette Ophélie des temps modernes.

Au cours des dernières décennies, les préraphaélites ont fait l’objet d’un intérêt renouvelé, en Angleterre en particulier. Ont fleuri des études, des ouvrages d’art, et même une mini-série (Desperate Romantics, à déguster sans modération, même si les scénaristes ont pris des libertés avec la réalité). Elizabeth bénéficia de ce mouvement général et, parmi les ouvrages qui lui ont été consacrés, je m’intéresse ici à une biographie signée par Lucinda Hawksley et parue en 2004.

Portrait d'Elizabeth Siddal par Dante Gabriel Rossetti, vers 1854, Delaware Art Museum.

Portrait d’Elizabeth Siddal, par Dante Gabriel Rossetti, vers 1854, Delaware Art Museum.

Destinée au grand public, cette biographie, organisée de manière chronologique et thématique à la fois, se lit comme un roman. Admirablement écrite, elle restitue avec art le contexte dans lequel évoluait Lizzie (c’est ainsi qu’elle-même signait ses lettres amicales). L’auteure s’est visiblement appuyée sur une solide documentation : écrits et publications de l’époque, études scientifiques contemporaines, documents d’archives, etc., mais elle apporte aussi sa touche personnelle. C’est notamment sensible dans ses descriptions psychologiques, ou dans les interprétations qu’elle livre parfois. Cela constituerait un défaut dans un ouvrage qui se voudrait strictement scientifique, objectif, factuel ; mais comment dire la vérité d’un être, et, a fortiori, d’un être qui a vécu 150 ans plus tôt ? Bien des pans de la vie de Lizzie demeurent méconnus, il faut donc les reconstituer au mieux grâce aux sources diverses dont on dispose et à l’imagination. À l’empathie. La scène de la présentation officielle de Sid (surnom affectueux que lui donnait Rossetti) à Frances, Maria et Christina Rossetti, respectivement la mère et les sœurs de Dante, qui n’acceptèrent jamais cette compagne pour leur fils et frère, est exemplaire de ce mélange réel/fiction parfaitement maîtrisé.

Tel qu’il est, le livre donne chair à une créature trop longtemps dévorée par sa légende. De cette beauté étrange et frappante (elle était qualifiée de stunner, selon le mot fétiche de Rossetti et de ses confrères), nous découvrons l’esprit, la culture, le talent. Lucinda Hawksley inclut dans le corps de la biographie les poèmes de Lizzie et donne des exemples de son œuvre picturale, laquelle comprend des dessins, des aquarelles et quelques peintures à l’huile – les deux cahiers centraux sont malheureusement d’assez piètre qualité. Passionnée et dépressive, souffrant de problèmes de santé sans doute largement liés à son mal-être psychique, Lizzie est une véritable héroïne romanesque ; son histoire d’amour tumultueuse avec Dante Gabriel Rossetti, personnalité pareillement duelle et fascinante, renforce encore ce trait. Leur relation que Dante pensait prédestinée, marquée par la jalousie, la manipulation, les trahisons (de son fait à lui), est savamment décrite. Sid attend neuf ans que son amant l’épouse enfin, ce qu’il se décide finalement à faire lorsque, la croyant à l’agonie, il voit en ce geste l’unique moyen de la ramener à la vie. Mais, comme dans une tragédie, il est déjà trop tard : les souffrances psychiques et physiques de l’incandescente miss Siddal l’ont conduite à nouer une relation durable et destructrice avec le laudanum (mélange opiacé et alcoolisé qui fit des ravages au XIXe et au début du XXe siècle, où on le consommait comme aujourd’hui le paracétamol). Cette addiction dégrade un état de santé déjà fragile ; elle est aussi la raison probable du drame survenu en 1861 : Lizzie met au monde un enfant mort-né. Elle ne s’en remettra pas. Un an plus tard, elle se suicide. Par overdose de laudanum… Rossetti sombre alors dans une profonde dépression. Obsédé par la jeune femme qu’il peignait sans cesse de son vivant, il se dit hanté par elle après son trépas. Et il la peint, encore et encore. La fameuse Beata Beatrix, achevée dix ans après la mort de Lizzie, en est l’exemple le plus célèbre et le plus émouvant.

Photographie d’Elizabeth Siddal, non datée.

Non contente de peindre avec talent cette existence extraordinaire, la biographie de Lucinda Hawksley offre une foule d’informations sur la vie à l’époque des préraphaélites, évoque les grandes figures du mouvement et multiplie les anecdotes, pour le plus grand bonheur du lecteur. On apprend par exemple que John Polidori, compagnon de route de Byron et auteur du récit The Vampyre (1819), qui mit fin à ses jours à 26 ans (l’âme romantique, que voulez-vous), était l’oncle maternel de Dante Gabriel. On côtoie Christina, la sœur de ce dernier, auteure de poèmes magnifiques. On s’introduit chez William et Jane Morris, on fréquente Ruskin. Bref, on est bien entouré !

Pour toutes ces raisons, je recommande vivement la lecture de ce livre à tous les amoureux de l’art et de l’esprit préraphaélites, et, plus généralement, à toutes les âmes éprises d’absolu, de beauté, d’idéal. Il constitue une véritable parenthèse enchantée et prouve que la réalité excède parfois la fiction.

Si vous désirez en savoir plus sur Elizabeth Siddal, vous pouvez commencer par explorer l’excellent site LizzieSiddal.com. Une vraie mine d’or !