L’Amour égorgé. Voilà un titre intrigant qui ne pouvait que m’attirer. Lapidaire, violent, flirtant avec l’oxymore. Qu’est-ce donc que ce livre ?
Eh bien, pas un roman d’horreur – navrée de décevoir les éventuels amateurs du genre. Non, il s’agit d’une biographie romancée ; je veux dire par là que Patrice Trigano, tout en s’appuyant sur des éléments connus et documentés de la vie de son « personnage », s’immisce aussi dans ses pensées supposées et imagine ses réactions, ses émotions. Il ne s’en cache d’ailleurs pas, dès l’exergue, puis, me semble-t-il, dans ce passage, qui souligne la valeur de son travail dans la lutte contre l’oubli :
Il est tout de même regrettable, se disait-il, qu’une vie se résume à deux ou trois historiettes à l’intérêt douteux contées par un intervenant qui ne cherche qu’à se faire valoir. Qu’y faire ? Quoi qu’il advienne, le temps fait son travail d’érosion et les souvenirs s’opacifient. Il faut alors combler les manques. On invente, on ajoute, on retranche. Puis l’on attend encore un peu et l’on décide que le temps est venu de faire basculer un nom dans la poubelle de l’oubli.
René Crevel, né avec le siècle et mort en 1935, a connu l’existence tumultueuse, brève et tragique d’un certain nombre de ses contemporains. Le rapprochement avec Jacques Rigaut, par exemple, se fait aisément. Sa trajectoire, quoique parfaitement unique, reflète bien souvent celle d’une génération, qui eut 20 ans au sortir de la Première Guerre mondiale, et dut faire face à un monde à réinventer suite au cataclysme.
Après une jeunesse marquée par le traumatisme de la découverte du corps du père, pendu, alors qu’il a 14 ans, et une relation très difficile avec une mère haineuse, le jeune René prend précocement conscience de son attirance pour les hommes (les psychanalystes s’en donneront à cœur joie) – la suite lui révélera qu’il est en fait bisexuel, et avant tout homme de passion. Révolté et, comme tant d’autres alors, en quête d’une rénovation/révolution dans tous les domaines (arts, mœurs, politique, etc.), il fréquente le Paris de la jeunesse bourgeoise et bohème et des artistes volontiers provocateurs, en qui il se reconnaît. Sans surprise, il s’associe d’abord aux dadaïstes, puis rejoint le groupe des surréalistes. Il est aujourd’hui moins connu sans doute que ses compagnons, Tzara, Breton, son mentor, Aragon, Éluard, Artaud, ou Nancy Cunard, pour ne citer qu’eux, mais cette biographie rappelle combien son chemin a croisé les leurs en un tourbillon incessant.
L’accumulation – qui pourrait paraître excessive de prime abord – des noms de personnalités au fil des pages permet de transcrire l’étourdissante effervescence de l’époque ; quand on la compare à la nôtre, on reste songeur… De manifestes en coups d’éclat, de querelles d’ego en floraison artistique, de Paris au Berlin qui veille l’agonie de la République de Weimar, sans oublier la Catalogne où Gala et Dalí évoluent dans un monde par eux recréé, les artistes du temps vivent selon leur façon de penser, alors que, partout en Europe, la menace fasciste croît (le lien avec les événements historiques est assez ténu dans le livre, c’est dommage). Crevel, affligé de tuberculose, tente plus encore que les autres peut-être de vivre intensément. Les passages relatifs à sa maladie (cures en sanatorium, opérations, espoirs et rechutes), sont particulièrement intéressants, et d’autant plus poignants que Crevel est jeune lorsqu’il subit tous ces maux : pensez qu’à 32 ans, lors d’une grave rechute, tandis que les bacilles prennent possession de tout son corps, il doit endurer des abcès, puis l’ablation des côtes, méthode que l’on employait alors en dernier recours. Son suicide, en 1935, est celui d’un homme torturé, épuisé, et désireux, probablement, de s’offrir la seule liberté qui lui reste : celle de mourir de sa propre main.
Ce livre donne envie de se replonger dans cette folle époque, de relire les textes et de redécouvrir les créations plastiques de tous ceux qui ont surgi au cours de notre lecture. On pourra regretter que l’auteur parle finalement assez peu des œuvres (c’est tout particulièrement vrai de celles de Crevel lui-même, quasi invisibles dans cette biographie !), préférant se concentrer sur les personnes et leurs relations sociales. Libre à chaque lecteur de poursuivre la découverte à son gré.