Antoni Campañà, entre guerre et art

Antoni Campañà. Icônes cachées, les images méconnues de la guerre d’Espagne (1936-1939), d’Arnau Gonzàlez i Vilalta, Toni Monné Campañà et Plàcid Garcia-Planas, Hazan / Ville de Montpellier, 2023

J’ai, il y a quelques années, croisé par hasard les clichés d’Antoni Campañà (1906-1989) au musée national d’Art de Catalogne, à Barcelone. M’avaient alors particulièrement frappée ceux présentant des cadavres de religieuses dans leur cercueil dressés à l’entrée de quelque église durant la guerre civile. J’ai ensuite oublié le nom de cet artiste, jusqu’à tomber sur ce livre, publié à l’occasion d’une exposition présentée au Pavillon Populaire à Montpellier jusqu’au 10 décembre 2023 (infos ICI).

Antoni Campañà, anarchiste et catholique, soldat républicain durant la guerre civile, a échappé à l’épuration en 1939 grâce à ses contacts dans le camp franquiste, victorieux. Il a ensuite mené toute sa carrière en Espagne, et n’a jamais exploité le travail photographique accompli en Catalogne durant les années de guerre civile. Peut-être souhaitait-il enfouir les témoins photographiques de cette période traumatisante ; sans doute aussi voulait-il éviter toute récupération politique de son travail. Les clichés furent ainsi tout bonnement oubliés, jusqu’à ce que, en 2018, près de 5 000 photographies soient retrouvées. Elles dormaient dans deux boîtes rouges entreposées dans le garage de la maison familiale des Campañà, promise à la destruction.

Ce que l’on a découvert alors, c’est une démarche originale, très différente de celle d’un reporter de guerre engagé comme Robert Capa, par exemple. Quoique républicain, le jeune Campañà (rappelons qu’il a trente ans en 1936) semble en effet s’être attaché à documenter les événements auxquels il assistait, jour après jour, sans chercher à prendre parti ni à faire œuvre de propagande. Il en résulte un témoignage nuancé, qui, s’il montre indéniablement l’horreur de la guerre à travers les destructions et les morts qu’elle entraîne, paraît surtout voué à montrer les hommes et les femmes en lutte, leurs actes, leurs croyances, leur résistance face au chaos. L’échantillon rassemblé dans ce volume révèle aussi une profonde attention à la dimension esthétique : l’artiste cherche des angles inédits, recourt à des cadrages audacieux, joue de la contre-plongée, favorise les diagonales qui déstabilisent le regard…

Des barricades mises en place en juillet 1936 suite au coup d’État militaire contre le gouvernement républicain fraîchement élu jusqu’à la Retirada, cet exil de centaines de milliers de républicains qui franchissent la frontière entre Portbou et Cerbère en1939, Campañà photographie tout. Il documente ainsi la vie quotidienne des Catalans pendant trois années de guerre civile : défilés enthousiastes des forces de gauche, destruction des églises par les militants anarchistes, vues du front d’Aragon, pas de l’oie des franquistes flanqués de leurs alliés nazis et fascistes, files d’attente pour acheter du tabac ou de la nourriture, familles fouillant les décombres suite aux bombardements… Il montre, parfois, les mises en scène politiques orchestrées par les deux camps, et réalise de magnifiques portraits, dont certains peuvent être assimilés à de véritables icônes, comme ce cliché de la milicienne anarchiste Anita Garbín dressée sur une barricade, le poing levé et le sourire aux lèvres. Le livre évoque d’ailleurs, rapidement, la diffusion de certaines photographies dans divers titres de presse de l’époque, et leur usage, parfois détourné. Ainsi du beau portrait d’une réfugiée venue de Malaga en février 1937, sorte de Madone à l’Enfant contemporaine.

Comportant peu de textes et faisant la part belle aux illustrations, ce catalogue donne envie de voir davantage de ces photographies miraculeusement retrouvées, qui content l’histoire dramatique d’une guerre civile dont les cicatrices ont marqué durablement la société espagnole.

Voyage à travers l’URSS de l’après-guerre

John Steinbeck, Journal russe, photographies de Robert Capa, Gallimard, 2022

En 1947, John Steinbeck (1902-1968) et Robert Capa (1913-1954) décident d’entreprendre un voyage en URSS. Les romans du premier, notamment Les Raisins de la colère, ont fait de lui un héraut du peuple aux yeux des socialistes, communistes et autres sympathisants de gauche. Le très engagé Capa, de son côté, a réalisé des clichés de tous les conflits majeurs depuis les années 1930. Sans doute cela leur a-t-il ouvert les portes de l’URSS de Staline. Leur but : mieux comprendre la population, sa vie quotidienne, ses aspirations. Pénétrer la réalité de la vie des habitants, sans se soucier de politique ou de diplomatie. Steinbeck écrit à de multiples reprises dans ce journal qu’il ne fait que rapporter ce qu’il a pu voir, sans prétendre détenir la vérité sur l’ensemble du pays. Il n’est pas naïf, même si certaines phrases peuvent sembler l’être (ou bien sommes-nous trop cyniques ?).

Le charme de ce récit de voyage tient dans cette ligne apolitique et humaniste. À la différence de la plupart des témoignages concernant l’URSS, il ne s’agit pas ici d’énoncer des idées, de prendre parti, de dénoncer ou de faire de la propagande. On perçoit sous la plume de l’écrivain américain et dans les photographies de son ami hongrois une authentique tentative de saisir le réel et de restituer une expérience subjective. Beaucoup de descriptions, d’observations prosaïques, beaucoup de portraits animés des personnes qu’ils rencontrent, dont ils sont les hôtes. On a le sentiment émouvant de revivre une époque révolue, de toucher une vérité que les livres d’histoire ignorent bien souvent.

Joliment édité et mis en page, ce Journal russe offre un exemple d’intelligence et de simplicité, sans prétention ni langue de bois. Avec humour parfois, sympathie et curiosité toujours, Steinbeck et Capa racontent Moscou à l’heure de son 800e anniversaire, l’Ukraine en pleine reconstruction (l’auteur insiste, à juste titre, sur le fait que ce pays, comme nombre d’endroits en URSS, notamment Stalingrad, autre étape de leur voyage, ont été complètement détruits par les troupes allemandes), la Géorgie, terre d’abondance et de gaieté… Ils embrassent aussi bien le monde des fermes collectives que les institutions soviétiques, le personnel des ambassades étrangères que les us et coutumes de ces Russes si fantasmés par les Américains de l’époque.

C’est un peuple au visage divers qui jaillit de ces pages, plus qu’un État (même si celui-ci est évidemment omniprésent, surtout dans les grandes villes, à travers les musées et le culte de la personnalité de Staline). Steinbeck et Capa ont ainsi rempli la mission qu’ils s’étaient fixée, et, ce faisant, ont légué à la postérité un monument universel à la gloire de l’humanité.