Des hommes et des films

Les Hommes-objets au cinéma, de Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, Armand Colin, 2009

Cherchant un livre sur Internet, je suis tombée sur cet autre titre, paru en 2009 et qui curieusement m’avait échappé à l’époque. Ce livre broché d’un format modeste est une petite merveille : sans érudition lassante ni ton pontifiant, il examine la construction et la déconstruction de la virilité au cinéma, des années 1920 à 2000, en étroite relation avec les changements sociétaux, que le septième art suit et promeut tout à la fois.

Le propos, étayé sur des exemples variés essentiellement tirés du cinéma américain, est énoncé avec humour bien souvent et très richement illustré. Des amants du muet, l’œil de velours souligné de khôl, au dur à cuire des années 1940-1950, des sensitive young men (SYM) de l’après-guerre aux adeptes du culturisme des années 1980, le cinéma a fait des acteurs de véritables objets, au sens premier du terme, proposés au regard (et au désir) des hommes et des femmes. Ils ont été invités à jouer, représenter la virilité et la masculinité autant que les femmes devaient incarner les critères de la féminité.

Que le corps soit de nos jours un objet de consommation, nul ne peut le nier ; c’est d’ailleurs de plus en plus assumé, notamment dans le domaine cinématographique ou publicitaire. Mais ce que ce livre montre bien, c’est que le phénomène n’est pas nouveau. Les hommes-objets sont présents sur le grand écran depuis l’origine ou presque.

Qu’est-ce qu’un homme-objet, me direz-vous ?

« C’est un homme qui retourne la condition humaine telle que l’existentialisme la concevait. ‟J’existe mon corps, disait Jean-Paul Sartre : telle est sa première dimension d’être.” Eh bien, l’homme-objet, son corps l’existe. Son enveloppe le définit, ses muscles l’attestent, son menton le pose là. […] L’homme-objet a arrêté les frais philosophiques. Il livre la marchandise, il se repose en paix : son corps parle pour lui. »

Prenez Marlon Brando dans Un tramway nommé désir (A Streetcar Named Desire, 1951). Elia Kazan use et abuse de sa présence animale, de sa musculature souple et de son indéniable charge érotique pour incarner le personnage sans qu’aucun mot soit nécessaire. Sa façon de se mouvoir, ses gestes, ses vêtements créent une fascination qui convient au personnage, bien entendu, vu le rôle qui lui est dévolu dans l’œuvre de Tennessee Williams, mais qui agit aussi fortement sur les spectateurs.

Clark Gable et Claudette Colbert dans NewYork-Miami (It Happened One Night), de Frank Capra (1934)

Les auteurs du livre font commencer l’histoire moderne de l’homme-objet avec Eugen Sandow, qui est traditionnellement considéré comme le père du culturisme. Avec lui s’affirment le culte du corps et son usage, si l’on peut dire, pour séduire, réussir, s’affirmer dans la vie. Ensuite, au cinéma, les types d’hommes-objets évoluent selon les modes (que les films contribuent à faire et défaire, d’ailleurs). Au séducteur pseudo-oriental des films muets (Rudolph Valentino dans Le Cheikh, Douglas Fairbanks dans Le voleur de Bagdad) succèdent, dans les années 1930, le French lover élégant et vaguement canaille à la Charles Boyer (ici, la voix et l’accent jouent un rôle majeur dans la panoplie de l’homme-objet) ou le he-man typiquement américain façon Clark Gable, qui séduit aussi bien le public masculin (par sa gouaille, son charisme) que les femmes. Après-guerre, peut-être pour contrebalancer le mouvement d’émancipation des femmes et revenir à un modèle rassurant (pour les hommes en tout cas), c’est le mâle mâle, entendez l’homme « qui en a », qui est valorisé par les studios. Les hommes, « les vrais », sont musclés (pour que nul n’en doute, les torses dénudés se multiplient à l’écran, et William Holden devient le chest-man par excellence, de films en photos promotionnelles), héroïques, sûrs d’eux. Ils sont proposés comme modèles aux autres hommes. Comme l’écrit en effet le sociologue Michael Kimmel, « l’homme américain définit moins sa masculinité par ses relations avec les femmes que par ses relations avec ses pairs » (Manhood in America: A Cultural History). C’est sans doute ce qui explique que les spectateurs préfèrent s’identifier à ce modèle qu’à un Louis Jourdan, par exemple, qui certes séduit les femmes, mais est jugé trop fade ou féminin. Pas assez viril, en somme, quand bien même ce serait un aimant à femmes. L’homme-objet de l’époque, c’est aussi Yul Brynner, qui a le statut particulier de pin-up masculine, si l’on ose dire, au sens où les studios en font une sorte de produit sexuel à destination des ménagères. Là encore, ce modèle n’est pas prisé par les hommes.

Cependant, la société change, et dans les années 1950 et 1960, le modèle viril traditionnel, que continue de véhiculer par exemple Sean Connery, est de plus en plus concurrencé par des jeunes gens plus ambivalents, qui, en plus d’un physique avantageux, n’hésitent pas à montrer leurs failles, leur fragilité (ce qui est jugé féminin). James Dean, Montgomery Clift, Alain Delon sont des représentants de cette nouvelle tendance au rayon des hommes-objets. Ils brouillent les repères. Les années 1970 accentuent cette confusion et s’attachent à déconstruire la masculinité, allant parfois jusqu’à inverser les rôles. Cela ne manque pas de provoquer un retour de balancier. « Comme d’habitude, il y a des compensations : plus la modernité déconstruit à certains endroits, plus la nostalgie radicalise des formes anciennes menacées » (p. 76). C’est le retour du chest-man sous sa forme hypertrophiée, tous biceps dehors, comme pour prémunir l’homme contre « le danger » représenté par les minets et autres intellectuels chétifs à la mode. Les films d’action suintant la testostérone se multiplient dans les années 1980, et l’homme-objet revient sous sa forme la plus basique. On n’en est pas vraiment sortis, même si le cinéma, depuis les années 2000, offre des visages et corps variés à notre appétit.

Sylvester Stallone dans Rambo (1982)

Les auteurs terminent leur étude par l’évocation de l’entrée de la porn star Rocco Siffredi dans le cinéma d’auteur, insistant sur le fait que, comme jamais peut-être, l’homme-objet valorisé dans sa dimension sexuelle jouit de l’attention complète et première du spectateur parce que son corps fascine. C’est par le plaisir (supposé) qu’il offre aux sens du spectateur qu’il s’impose.

Cette lecture stimulante nous invite à mettre en question nos goûts, nos désirs, notre conception de la virilité, et à réfléchir aux liens qu’ils entretiennent avec des productions cinématographiques reflétant des théories et des tendances socioculturelles dont nous ne sommes pas toujours conscients. Bien joué !

Une formidable histoire de la prostitution et de ses acteurs

Harlots, Whores & Hackabouts, par Kate Lister, Thames & Hudson, 2021

Lorsque ce livre a paru, en 2021, j’ai immédiatement voulu l’acquérir, même si le Brexit complique désormais quelque peu mes envies anglophiles. Édité par les mirifiques éditions Thames & Hudson, ce joli volume relié en toile rose shocking est l’œuvre de l’universitaire Kate Lister, spécialiste de l’histoire de la sexualité et des travailleurs, ou plus souvent travailleuses, du sexe, comme on les appelle désormais. Si vous ne devez lire qu’un livre sur l’histoire des prostituées et prostitués de par le monde, de l’Antiquité à nos jours, choisissez celui-ci ! Magnifiquement illustré, doté d’une maquette attrayante, bien écrit, il est très richement documenté et offre un panorama à la fois instructif et passionnant. Kate Lister adopte une approche progressiste, dénuée de tout biais moralisateur et évitant l’écueil des avis tranchés et simplistes, hélas communs dans ce domaine d’étude, y compris chez ceux qui prétendent s’affranchir des œillères morales mais oublient de contrôler leur propre tendance à assener un avis personnel. Contrairement aussi à tous ceux qui négligent la base de la base en recherche, à savoir, définir clairement leur sujet d’étude (les porn studies sont particulièrement concernées par ce problème, sans que cela semble déranger les chercheurs, mais passons), Kate Lister pose les contours de son objet d’étude avec simplicité et efficacité.

Usant d’un style alerte et non dénué d’humour, l’autrice porte une réelle attention aux personnes qui sont au cœur de son étude, à ces êtres trop souvent réduits au silence et à l’invisibilité dans les innombrables écrits dévolus à la prostitution et à la vente de services sexuels sous toutes leurs formes. C’est d’ailleurs son but premier :

How we write about sex work, indeed how we think and talk about it, matters. It might not be the ʽoldestʼ, but, as this book, and many others, show, it is a very ancient one. Its workers are deserving of rights and respect, of being genuinely heard and seen, rather than stereotyped and silenced.

It is time to move beyond the fantasy. It is time to look, listen and learn.

Malgré des sources nécessairement lacunaires (ce sont les autorités, les juges, les policiers, les écrivains, les photographes et autres artistes qui ont produit l’écrasante majorité de nos sources, pas les prostituées !), elle parvient à redonner chair et vie aux hétaïres grecques comme aux sing-song girls de la Chine impériale, nous conduit dans le quartier rouge de La Nouvelle-Orléans d’il y a 150 ans, dans les molly houses de la Londres du XVIIIe siècle ou sur le ponte delle tette de la Venise renaissante, sans oublier les bordels de guerre établis jusque dans les camps de concentration nazis… J’ai beau avoir lu un certain nombre de choses sur l’histoire de la sexualité et de la prostitution au fil des années, j’ai fait dans ces pages des découvertes. Pourtant, il ne s’agit pas d’une thèse de type universitaire, d’un ouvrage érudit et aride : c’est plutôt une lecture grand public, mais dans ce que cela peut avoir de mieux.

Formidable réussite, cette synthèse donne envie d’approfondir la découverte et parvient, me semble-t-il, à redonner aux figures oubliées du « sex for sale » leur voix, leur humanité et leur complexité, tout en les situant dans leur contexte socio-historique. Je n’ai qu’une chose à dire : more, more, more!

Pour découvrir le livre, rendez-vous sur le site de l’éditeur, Thames & Hudson. Vous pourrez même découvrir quelques pages intérieures !

Kate Lister a créé un site collaboratif consacré à l’histoire de la sexualité. D’une richesse époustouflante, il mérite le détour : https://www.thewhoresofyore.com/

L’amour en France en 2017

La-Vie-sexuelle-en-France

La Vie sexuelle en France, de Janine Mossuz-Lavau, Points, 2019.

Oui, je dis bien : l’amour. Quoi qu’en dise le titre, La Vie sexuelle en France, la sociologue Janine Mossuz-Lavau parle bien d’amour : celui que l’on ressent, celui que l’on fait (ou ne fait pas, d’ailleurs). Le sous-titre est d’ailleurs : Comment s’aime-t-on aujourd’hui ?. Émotions et relations sexuelles sont évoquées dans cette enquête réalisée auprès d’un échantillon représentatif (selon le mot consacré) de la population française, de 19 à 85 ans — je suppose qu’interviewer des adolescents posait des problèmes particuliers ? Hommes, femmes, hétéro-, homo-, bisexuels, appartenant à des milieux aisés ou modestes, ayant fait des études ou non, mariés, parents, célibataires, on trouve tout le monde.

Agencés selon un plan intelligent, les résultats des entretiens menés par l’auteure avec des volontaires peignent le tableau varié de la situation en France aujourd’hui, et de l’évolution des conceptions et des pratiques, au cours des décennies, à travers les récits des locuteurs les plus âgés notamment. Le changement semble s’être accéléré depuis le début du présent siècle (on s’en doutait), conduisant, entre autres, à un effacement progressif des catégories, une androgynisation (irréversible ?) des comportements et attentes, et, in fine, un éloignement des bons vieux stéréotypes.

On découvre tout cela avec plaisir : le ton est relativement léger, même si certains propos sont graves ou un peu dérangeants (ce qui se faisait ou se pensait naguère est parfois aujourd’hui condamné par la morale, soumise à l’évolution des mentalités, surtout après la vague #Metoo). L’auteure écrit bien et parsème son texte de quelques touches d’humour bienvenues. Elle ne juge jamais ses interlocuteurs, évidemment, même si elle se permet d’énoncer à l’attention du lecteur quelques avis, ici et là, souvent amusés et amusants.

En fait, la seule chose que je reprocherai à cet ouvrage récemment paru en poche (édition originale parue aux éditions La Martinière en 2018), c’est le macaron «L’enquête sans tabous» apposé sur la couverture. Il me paraît racoleur. Cela me fait penser à ces magazines ou ces campagnes promotionnelles pour certains films qui tentent de titiller la curiosité du lecteur/spectateur en jouant sur la notion de tabou, en laissant espérer des choses croustillantes ou graveleuses. Rien de tel dans ce livre. C’est une étude scientifique destinée au grand public, ni compliquée ni douteuse, et très intéressante pour qui veut en savoir un peu plus sur ses contemporains et constater, une fois de plus, l’infinie diversité des êtres, au-delà des clichés.

 

 

Beauté et oppression

Beauté fatale, de Mona Chollet, Paris, La Découverte, 2015.

Dans cet essai intelligent et militant qui date hélas déjà un peu (il a paru en 2012), la journaliste Mona Chollet aborde un sujet tout à la fois immense, rebattu et néanmoins méconnu dans le fond : celui de l’aliénation liée à la beauté, celle exigée par les médias, la société, celle que recherchent maladivement les femmes (et, de plus en plus, les hommes), celle qui souvent les conduit à se haïr, se maltraiter, s’angoisser.

On pourrait de prime abord estimer que le trait est outré, le propos biaisé par une vision orientée. Oui mais… L’auteure développe une argumentation solide, appuyée sur de nombreuses analyses, nourrie de sources diverses. Hostile dès l’introduction à celles et ceux qui sont pourtant généralement perçus comme des figures de proue du féminisme (par exemple, Élizabeth Badinter ou Mona Ozouf) mais qui, selon elle, tiennent en réalité un discours rétrograde d’autant plus pervers, critiquant le féminisme à la française et saluant plutôt le modèle américain, fréquemment présenté chez nous sous un jour caricatural, Mona Chollet n’y va pas avec le dos de la cuiller, si vous me permettez l’expression. Parfois, son ton cinglant pourra donner aux lecteurs et lectrices le sentiment d’être jugés, condamnés, ou même pris pour des idiots incapables de résister aux diktats que leur impose la société. La lectrice se sentira peut-être culpabilisée, faible, se reconnaissant dans ces figures de femmes qui, plus ou moins consciemment, ont été prises dans le filet des stéréotypes et ont contribué à les entretenir, croyant agir dans leur intérêt propre, d’ailleurs, et non dans celui d’un ordre masculin dominant. Je me suis moi-même ici et là révoltée contre les assertions tranchantes comme du verre. Il n’en reste pas moins que ce livre, telle une gifle, force à ouvrir les yeux, à penser autrement ce que l’on croyait être « naturel », choisi, voulu, décidé en toute conscience et liberté. Il propose des analyses intéressantes (par exemple, de la série Mad Men, qui n’est pas un éloge du sexisme et des jolis vêtements, comme on a souvent pu le dire), scrute l’univers de la mode et du luxe (écornant au passage le capitalisme et le pouvoir absolu de l’argent dans notre culture), décrypte en un mot les rouages d’un système ancien, parfaitement huilé et profondément nocif pour les femmes. La journaliste explique ainsi, en reprenant les études de Susan Bordo, que l’anorexie est la plupart du temps un « désordre culturel » et non un simple trouble du comportement alimentaire. Elle effrite les thèses affirmant que la chirurgie esthétique permet aux femmes de se sentir mieux, d’avoir une meilleure image d’elles, et fait donc œuvre féministe, en rappelant que si ces femmes ont besoin de se sentir mieux, c’est précisément parce qu’elles croient devoir se conformer à un certain modèle, de plus en plus inaccessible et inhumain, qui leur impose d’être autres.

Certaines phrases, reflétant sans doute une pensée sincère de l’auteure, paraissent naïves et idéalistes, quand bien même on serait globalement d’accord avec le propos défendu. Par exemple, celle-ci :

C’est une singularité épanouie, et non la conformité aux canons en vigueur, qui fait la beauté, la sensualité, l’amour.

Dans un monde idéal où chacun parviendrait à penser et ressentir de façon parfaitement autonome et détachée, sans être influencé par le contexte socioculturel, peut-être ; mais a-t-on jamais vu un tel monde ?

En somme, cet essai est une lecture utile et stimulante, mais, bataillant sur le seul plan rationnel et intellectuel, il peinera à transformer en profondeur ses lecteurs, fussent-ils volontaires pour ce faire. C’est néanmoins un premier pas, qu’il serait souhaitable que chacun fasse.

Une ville pas comme les autres

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Juliette Rigondet, Un village pour aliénés tranquilles, Fayard, 2019

Dans cet ouvrage solidement documenté et pourvu de quelques photographies en noir et blanc, Juliette Rigondet revient sur l’histoire un peu particulière de la petite ville de Dun-sur-Auron, dans le Cher. Une ville qu’elle connaît bien, puisqu’elle y a grandi. Pourquoi dis-je « particulière » ? Parce que Dun fut le lieu d’une expérimentation originale et réussie, qui se poursuit de nos jours : celle de l’accueil familial de personnes souffrant de troubles mentaux.

Tout commence en décembre 1892. Le docteur Auguste Marie, de l’hôpital Sainte-Anne à Paris, vient s’installer à Dun-sur-Auron en compagnie de vingt-quatre patientes classées parmi les « aliénés tranquilles » – comprenez des malades (séniles, dépressifs ou psychotiques) jugés non dangereux pour autrui comme pour eux-mêmes. L’auteure explique pourquoi cette ville a été choisie, comment s’effectuent la sélection des patientes (des femmes seulement à l’origine, même s’il y aura des entorses à cette règle au cours des décennies suivantes, et plutôt âgées pour éviter tout risque de grossesse – là encore, cette règle des origines sera contournée par la suite) et celle des familles d’accueil. On découvre la genèse de cette expérience thérapeutique originale mais non inédite : Auguste Marie avait observé en Écosse une semblable démarche, et il existait en Belgique des « colonies » (c’est le terme employé à l’époque) de placement des « fous » parmi la population.

Juliette Rigondet revient dans un premier temps sur la vie et le parcours d’Auguste Marie, pose le contexte socio-économique et rappelle brièvement les grandes tendances de la psychiatrie de l’époque, ainsi que les insuffisances, voire les francs dysfonctionnements, des asiles d’aliénés à la fin du XIXe siècle. Dans une deuxième partie, elle s’attache plus particulièrement aux pensionnaires, choisissant quelques figures marquantes et représentatives qu’elle a pu suivre grâce aux documents d’archives et, pour les plus récents, en s’appuyant sur des témoignages. Cette section est très intéressante et touchante, sans pathos ni mièvrerie. Elle soulève la question de savoir si toutes ces femmes étaient vraiment « folles », ou si les malheurs, la misère, la malchance plus que des raisons médicales réelles n’ont pas contribué à les mener jusqu’à Dun. L’auteure cite parfois des lettres de patientes ou de proches, qui manifestent en creux la toute-puissance de l’administration médicale. Une troisième partie concerne les « nourriciers », que l’on désigne aujourd’hui sous l’appellation de « famille d’accueil ». La tonalité sociologique est encore plus marquée ici, et nous renseigne sur les tenants économiques, moraux, sociaux et culturels de cette expérimentation. On apprend aussi bien à quoi devaient jadis et doivent aujourd’hui ressembler les logements destinés à accueillir les malades que la nature et l’évolution sur cent ans des rapports entre ceux-ci et les gens de la ville, entre séparation et acceptation, tolérance et moqueries. La dernière partie s’attache à la spécificité de ce village hôpital, aux types de soins dispensés, hier et aujourd’hui, à Dun, à l’importance de la structure hospitalière dans le tissu économique et social, au travail des pensionnaires ainsi qu’à leur sexualité. Elle soulève de nouveau des questions, sans prétendre apporter une réponse définitive ou donner un avis péremptoire, ce qui est bienvenu.

Le ton général de l’ouvrage est plaisant : sans verser dans l’angélisme, il propose une vision objective, abordant le pour et le contre, ne reculant pas devant les critiques mais peignant également les réussites de ce mode de soins. Le seul reproche que je puis faire est que le livre comporte des coquilles, nombreuses dans certains passages. Le travail éditorial aurait pu être plus soigné. Cela n’empêche cependant pas d’apprécier cette lecture, et de saluer le talent de Juliette Rigondet qui, par son style agréable et son étude organisée en chapitres brefs et pertinents, présente avec brio ce « village pour aliénés tranquilles ».

God save the pin-up girls

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Pinup girls, playmates et bimbos, par Sébastien Hubier, le murmure, septembre 2017.

Ce petit livre est une réussite : loin de se contenter de rabâcher des choses déjà connues et parfois erronées, il brosse à grands traits l’histoire culturelle et esthétique de ces jolies filles «à épingler au mur» qui cristallisent une certaine vision de la femme, propre à chaque époque. Les pin-up et leurs descendantes, playmates et bimbos, sont par excellence le fruit de l’union (contre-nature ? que nenni, comme le montre avec brio Sébastien Hubier) de la féminité et du mercantilisme, de l’érotisme et de la société de consommation. Même si elles incarnent en partie des fantasmes masculins, elles ne sauraient être réduites, comme on pourrait le croire, à de purs emblèmes du machisme, des freins au féminisme. La réalité est plus compliquée, comme toujours. Et plus riche !
Bourré de références, embrassant divers champs (esthétique et histoire de l’art, culture et histoire des mentalités, sociologie, anthropologie même), bien écrit, ce qui ne gâche rien, cet ouvrage se lit avec plaisir. Son seul défaut : n’être pas illustré ; mais c’est le propre de la collection «Borderline» de donner seulement des textes. Enfin, presque pas illustré : une très jolie pin-up d’Alberto Vargas, reproduite en noir et blanc, nous aide à surmonter le chagrin d’avoir achevé la lecture… Pour le reste, le lecteur n’aura qu’à garder son ordinateur à portée de main, afin de partir en quête de toutes ces images et personnes dont il est question au fil des pages.

Quant à moi, je vous laisse avec la beauté rousse de Vargas.

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