Dans les coulisses d’une histoire américaine : le strip-tease

Striptease, from Gaslight to Spotlight, de Jessica Glasscock, Harry N. Abrams, 2003

Striptease. Dans l’imaginaire contemporain, ce mot peut être associé : aux clubs déprimants ou même franchement sordides où vont les hommes pour boire et reluquer des femmes plus ou moins refaites et plus ou moins obligées de flirter avec la prostitution ; à des scènes érotiques valorisées (ou parodiées) par le cinéma ; ou encore, chez les plus informés, à l’art de l’effeuillage burlesque revenu en grâce depuis les années 1990 aux États-Unis et 2000 en France.

J’ai depuis plus de vingt ans un goût très vif pour le burlesque, entendu au sens américain de spectacle à la longue histoire mettant en scène de jolies (enfin, pas forcément) femmes dans des numéros tour à tour comiques, espiègles, élégants, destinés à titiller les spectateurs. Précisons en passant que les hommes aussi, bien sûr, proposaient des performances dans le burlesque originel, mais elles étaient d’un autre type. Il ne s’agissait pas pour eux d’aguicher le public ou de dénuder leur corps. Cet intérêt m’est venu assez naturellement étant donné mon attachement à l’histoire des grandes courtisanes et demi-mondaines du XIXe siècle, et ma passion précoce pour Dita von Teese, devenue, depuis, une icône absolue pour les amateurs de glamour, de mode rétro et… de burlesque.

Le livre qui nous occupe aujourd’hui se concentre, comme son titre l’indique, sur le strip-tease. Il se distingue par son illustration remarquable, son écriture plaisante et son propos étayé par de solides recherches. Publié en 2003, il s’arrête à l’aube du renouveau du burlesque, sous le nom de New Burlesque ou néo-burlesque en France, dont il cite quelques acteurs ou plutôt actrices, parmi lesquelles Dita von Teese et la talentueuse Catherine D’Lish, qui ont depuis continué de collaborer pour mettre en scène les plus beaux spectacles de burlesque qui soient, ou encore Dirty Martini, connue de tous les amateurs du genre.

Hurly-Burly Extravaganza and Refined Vaudeville, 1899. © Theatrical Poster Collection, Library of Congress, Washington, D.C. (LC-USZC2-1387)

Mais reprenons les choses dans l’ordre. Au commencement étaient les routines (numéros) du milieu du XIXe siècle, qu’on jugerait aujourd’hui fort innocentes, dans lesquelles des femmes provoquaient le public, par leur tenue ou leur jeu. La Britannique Lydia Thompson fait figure de pionnière, qui introduisit le burlesque victorien aux États-Unis avec sa troupe des British Blondes. D’autres pratiquaient une danse informelle connue sous le nom générique de skirt dance, qui affriolait le public en révélant chevilles (oh là là !) et dessous froufroutants. N’oublions pas, toujours dans cette seconde moitié du XIXe siècle, les actrices-danseuses revêtues de scandaleux fleshings, sortes de combinaisons moulantes intégrales qui révélaient aux badauds ébaubis les courbes féminines habituellement dissimulées sous de multiples vêtements, corsetées, bref, domptées. So shocking! Jessica Glasscock examine les liens entre le vaudeville (attention, là encore, c’est le vaudeville américain, un art théâtral qui n’a rien à voir avec le vaudeville de Feydeau ! c’est pourquoi je préfère employer l’italique pour signaler l’emploi du terme en anglais) et le burlesque, réputé plus vulgaire. Le premier était destiné aux familles, il restait relativement respectable, le second, populaire, s’adressait plutôt à ces messieurs et aux femmes de petite vertu.

Affiche pour la revue de Florenz Ziegfeld Jr, Follies of 1910, New York, 1910.

L’autrice suit leur évolution, leur transformation, et les formes qui en naissent en intégrant sans cesse, au fil des modes, d’autres types de spectacles, comme la danse égyptienne ou les danses extrême-orientales, découvertes notamment lors des expositions universelles du tournant du siècle et qui suscitèrent aussitôt l’engouement du public – et l’horreur des défenseurs de la vertu. Ruth St. Denis, par exemple, explora cet art nouveau dans sa pratique de la danse moderne, saluée par la haute société, contrairement au burlesque. Une autre de leurs métamorphoses conduit à l’invention des revues proposées dans les cabarets puis les théâtres des années 1900-1910, notamment par le génial promoteur du genre, Florenz Ziegfeld Jr, qui fit d’Anna Held la première Ziegfeld Girl et créa un univers fantasmatique, glamour, promis à une longue postérité (les amateurs du genre penseront notamment aux divers films de l’âge d’or hollywoodien qui s’inspirent de Ziegfeld et de ses spectacles).

Glasscock poursuit l’histoire en expliquant comment les Minsky, dans l’entre-deux-guerres, ont à leur tour transformé les revues extravagantes (désormais trop onéreuses – la crise frappe le pays à compter de 1929) en numéros de burlesque de haut vol. C’est aux Minsky et à leur attaché de presse qu’on doit le terme strip-tease (ils l’écrivent ainsi, avec trait d’union, ce qui, en anglais, met l’accent sur la double dimension de cet art : dénuder (strip) et aguicher, exciter (tease). Parmi les danseuses passées sur les planches des Minsky, Ann Corio et Gypsy Rose Lee, pour ne citer qu’elles, s’élèvent au rang de stars nationales en créant chacune leur style, et parviennent à obtenir une forme de reconnaissance de leur art. La seconde obtient même qu’on crée un nom pour désigner sa profession et lui conférer davantage de dignité : ecdysiaste.

Photographie dédicacée de Gypsy Rose Lee, années 1940.

Le burlesque est cependant rattrapé par la morale et en 1937, une loi chasse les artistes burlesques et autres ecdysiastes des grandes scènes de Broadway, où elles régnaient sans partage. C’est l’air du temps : rappelons que trois ans auparavant, le code Hays a été instauré pour contrôler (entendez : moraliser) la production cinématographique ; après le déchaînement licencieux des années 1920, le tour de vis moral est général dans la société américaine. Voici venu le temps des spectacles itinérants, des carnivals et bientôt d’un nouveau lieu : le nightclub. Pour contourner la prohibition du burlesque, les Follies et revues reprennent le flambeau dans les années 1940, avant de décliner de nouveau (l’histoire de ces spectacles est un éternel recommencement !) et d’être supplantées, dans les années 1950, par le strip-tease à proprement parler. Il connaît durant cette décennie son âge d’or avec des stars nationales comme Blaze Starr, Lili St. Cyr ou Tempest Storm. Les années 1960 sonnent le glas de ce genre : les mentalités ont changé, le public veut autre chose. Le strip-tease déchoit, se mue en une forme à peine dissimulée de travail du sexe. Le rêve n’est plus de mise, le porno est passé par là. Du striptease, il ne reste plus que le strip, et dans les années 1980, on semble avoir touché le fond.

Affiche promotionnelle pour Love Moods, de Lilian Hunt, 1952. Ce court métrage présente un des numéros de Lili St. Cyr.

Dans le livre, les rapports du strip-tease avec la morale, la censure, la presse, la culture populaire sont évoqués pour chaque période. Ainsi, à travers l’art de ces femmes et son usage économique par les hommes, c’est toute une société qui se révèle dans son évolution et ses mouvements de balancier entre morale et libération. De la danseuse de l’époque victorienne à la strip-teaseuse des années 1950, il y a une évolution continue et cohérente qui accompagne celle de la société. Les goûts changent, la perception de ce qui est provocant, acceptable, artistique, évolue, mais une chose demeure : l’attrait pour le corps féminin et une forme d’érotisme dont on tire profit. Depuis deux ou trois décennies, la roue a encore tourné et le burlesque a connu une renaissance, comme je l’écrivais au début de cette critique. Le déferlement pornographique et l’omniprésence de la nudité dans nos sociétés occidentales n’ont pas eu raison de l’art des strip-teaseuses, disons plutôt, des effeuilleuses, pour les distinguer des strippers de club. On peut même raisonnablement penser que la pornographie a nourri ce renouveau par réaction féministe. Dans le burlesque ou le néo-burlesque, en effet, la femme célèbre sa propre féminité, joue avec son sex-appeal, assume son pouvoir de séduction. Ce n’est pas pour rien que les spectacles des artistes contemporaines attirent souvent plus de femmes que d’hommes ! La longue histoire du strip-tease est loin d’être terminée.

Laisser un commentaire